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                                JEUX INTERDITS (1951)
                         


           Scénario : François BOYER
           Adaptation : Jean AURENCHE, Pierre BOST, René CLÉMENT


                         
          Un écran noir sur lequel on entend la célèbre musique du film.
                         
          Puis apparaît, sur l'écran, une représentation stylisée du Lion de
          Saint-Marc, avec ailes et auréole, regardant vers la gauche et la
          patte avant droite posée sur un évangile ouvert.
                         
          Sur cette image, une inscription en lettres blanches :
                         
           Ce Film a obtenu
           LE LION DE ST-MARC
                         
          Puis, toujours en lettres blanches sur la même image :
                         
           Suprême récompense de
                                    LA
                             BIENNALE DE VENISE
                                  avec la
                        Mention spéciale suivante :
                         
           PUIS :
                         
           « Pour avoir su élever à une singulière
           pureté lyrique et une exceptionnelle
           force d'expression, l'innocence de
           l'enfance au-dessus de la tragédie
           et de la désolation de la guerre. »
                         
                         NOTE
          La scène suivante, présente dans la version originale du film, a
          été coupée dans de nombreuses copies diffusées, de nos jours,
          aussi bien au cinéma qu'à la télévision.
                         
          ILOT BOISÉ - EXTÉRIEUR JOUR

          C'est un paysage romantique, un peu irréel, semblant sortir d'un
          conte de fées.
                         
          Une petite île, où sont plantés de nombreux arbres. Nous sommes
          face à l'île, comme si la caméra était située sur l'eau, ou bien
          sur la rive en face de l'île.
                         
          Un peu sur la droite, on aperçoit une coquette petite maison au
          milieu des arbres. Devant la maison, un arbre est tombé dans
          l'eau, mais l'extrémité inférieure du tronc repose toujours sur la
          rive de l'île.
                         
          Une petite fille de cinq ou six ans, vêtue d'une belle robe
          blanche, monte sur le tronc d'arbre, suivie d'un jeune garçon
          d'une dizaine d'années, vêtue très élégamment comme un petit
          écolier anglais. Le petit garçon jette une branche dans l'eau,
          puis vient s'asseoir à côté de la petite fille. Elle a un panier
          d'osier à la main, et lui un gros livre sous le bras. Les deux
          enfants se sourient. Il pose le livre sur ses genoux. Elle se
          penche vers lui.

          La petite fille ressemble étrangement à celle qui sera Paulette
          dans la suite du film, et le petit garçon à celui qui sera Michel
          Dollé.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est l'histoire d'une petite fille...
                         
                          PAULETTE
           D'une petite fille comment ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           D'une petite fille comme toi, et d'un petit garçon...
                         
                          PAULETTE
           D'un petit garçon comme toi ?
                         
          Michel relève sa casquette, déboutonne sa veste, et ouvre le
          livre.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Écoute...
                         
          Il remet sa casquette en place. Paulette ouvre son panier et tend
          une sucette à Michel.
                         
                          PAULETTE
           Tu veux une sucette ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Après.
                         
          Gros plan de la couverture en maroquin du livre, et qui représente
          les deux enfants se tenant par la main. Michel ouvre le livre à la
          première page.
                         
          Le générique est inscrit sur les pages du livre, et il défile au
          fur et à mesure que Michel tourne les pages. La page qui suit la
          fin du générique raconte le début de l'histoire.
          Les doigts de Michel suivent le texte pendant qu'il lit.
                         
           MICHEL DOLLÉ (voix off)
           « Jamais le mois de juin n'avait été aussi beau que cette
           année-là. »
                         
          Paulette écoute Michel avec beaucoup d'attention tout en suçant sa
          sucette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tout éclatait de joie. Les blés, à travers la France,
           commençaient à jaunir et préparaient du pain... »
                         
          Michel tourne la page du livre.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           « ... pour quarante millions d'hommes... Et puis le soir,
           quand les hommes avaient bien fait leur travail, le chant
           du rossignol ruisselait dans les bois. » Parce qu'au mois
           de juin, les rossignols chantent.
          Gros plan sur le livre et le doigt de Michel qui suit le texte.
                         
           MICHEL DOLLÉ (voix off)
           « Et les rossignols de cette année-là chantaient comme
           d'habitude et ne savaient pas ce qui se passait en
           France. »
                         
          Michel tourne la page. La page suivante occupe tout l'écran, et
          représente un plan général d'une rivière traversée par un pont.
                         
                         NOTE
          Retour à la version normale, telle qu'elle est présentée dans
          toutes les copies du film. Dans les copies, où la scène précédente
          a été coupée, le générique est toujours présenté sur un livre dont
          on tourne les pages, sauf que le fond, en arrière-plan du livre,
          n'est plus la rivière, mais un tissu à motif de fleurs, et que la
          main, qui tourne les pages, n'est plus celle de Michel, mais celle
          d'une femme. Après la fin du générique, on passe directement sur
          une vue plus rapprochée du pont enjambant la rivière. Sur cette
          image apparaît, en lettres blanches, le texte suivant :
                         
                          JUIN
                          1940
                         
          ROUTE DE CAMPAGNE - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Plan d'ensemble du pont. Ce pont est la continuation d'une route
          de campagne, sur laquelle marche un grand nombre de personnes,
          portant des sacs et des valises, trainant des enfants. Certains
          poussent ou tirent des charrettes, sur lesquelles sont empilés des
          objets hétéroclites. Certaines de ces charrettes sont tirées par
          un cheval. Il y a même quelques vélos, des voitures et des
          camionnettes.
                         
          Plans sur la route, puis de nouveau le pont, et plans rapprochés
          sur les gens en exode.
                         
          Nous reconnaissons cette scène comment étant celle du
          malheureusement célèbre exode de 1940.
                         
          Tout à coup, on entend un bruit de moteur d'avion. Un plan du ciel
          nous montre un groupe d'avions allemands. (La plupart des photos
          d'avions allemands dans le ciel proviennent de films d'archive de
          la guerre.)
                         
          La foule des gens en exode fuit dans tous les sens pour éviter les
          bombes lâchées par les avions, abandonnant, sur la route, leur
          charrettes, leurs voitures, leurs vélos, et même leurs baluchons.
          Les gens se précipitent sur les bas-côtés de la route, se cachant
          derrière les talus. Le bruit des moteurs d'avion augmente et une
          femme se met à hurler.
                         
          Plan du ciel. Un avion bascule sur l'aile pour descendre en piqué
          sur la foule.
                         
          Retour sur la foule des réfugiés qui court pour s'abriter des
          avions.
                         
          Un avion lâche des bombes.
          Des bombes éclatent près du pont, soulevant des nuages de
          poussière. Plan rapproché sur une femme qui hurle.
                         
          Les bruits des avions s'éloignent et les gens aplatis à terre
          commencent à relever la tête. Puis ils se précipitent vers la
          route en se bousculant pour récupérer leurs affaires et reprendre
          leur exode.
                         
          Parmi ces gens, un jeune couple avec une petite fille blonde de
          cinq ou six ans. Il s'agit de Paulette et de ses parents. Paulette
          tient un petit chien noir et blanc dans ses bras. La famille
          s'installe dans sa voiture (une Peugeot 202 décapotable et
          décapotée), le père au volant, la mère à côté de lui avec la
          fillette sur ses genoux. Le père actionne le démarreur, le moteur
          tousse, mais ne veut pas démarrer. Il recommence l'opération deux
          fois, toujours sans succès. On entend une autre voiture qui
          klaxonne derrière lui. Le père lève les bras en signe
          d'impuissance et essaie, encore une fois, de démarrer... sans
          succès. Cette fois-ci, ce ne sont plus des coups de klaxon, mais
          des cris qui retentissent.
                         
           DES VOIX DIVERSES
           Alors quoi ?... Dégagez !... Dégagez !...
                         
                          PÈRE PAULETTE
           Mais je fais ce que je peux !
                         
          La mère, qui semble gênée, se retourne. Le père, lui, sort de la
          voiture et soulève le capot du moteur. Si les piétons continuent à
          marcher, en jetant un regard rapide et indifférent à la voiture,
          les automobilistes, qui sont bloquées par la voiture en panne,
          vocifèrent des propos inintelligibles. Puis ils se rapprochent de
          la voiture, bouscule le père, et commencent à pousser la voiture
          vers le bas-côté. La mère, affolée, sort de la voiture, avec sa
          fille.
                         
          La voiture dévale le bas-côté de la route et s'immobilise dans une
          prairie. Le père court derrière sa voiture.
                          PÈRE PAULETTE
           Ah, les salauds !...
                         
          Il s'approche de la voiture.
                         
                          PÈRE PAULETTE
           Elle est foutue !...
                         
          Paulette se précipite sur la voiture immobilisée, ouvre la
          portière et récupère son petit chien. Elle le cajole et
          pleurnichant.
                         
                          PAULETTE
           Mon petit Jock, mon petit chien...
                         
          Ses parents sortent des paquets et des valises de la voiture.
                         
                          MÈRE PAULETTE
           Qu'est-ce qu'on fait ?
                         
                          PÈRE PAULETTE
           Mais ne t'énerve pas, il faut passer le pont.
                         
          La mère voudrait emporter tous leurs bagages. Le père s'interpose.
                         
                          PÈRE PAULETTE
           On peut pas tout prendre. On va pas continuer avec trois
           valises !...
                         
          Paulette, indifférente aux problèmes de ses parents, continue à
          cajoler son chien, en marmonnant, d'une voix un peu
          pleurnicharde : « Mon petit chien... Mon petit chien... »
                         
          La mère ramasse ses baluchons et entraîne sa fille vers la route.
          Le père, chargé lui aussi, les suit, mais marque un temps d'arrêt,
          se retourne, et regarde sa voiture une dernière fois.
                         
          Paulette et ses parents arrivent sur la route où tout le monde
          court. On entend, de nouveau, les bruits d'avion qui se
          rapprochent.
                         
          Dans le ciel, arrivée d'une imposante escadrille d'avions. Les
          avions lâchent de nouveau leurs bombes. On voit les bombes qui
          éclatent au milieu des pauvres « exodiens ».
                         
          Les gens courent dans tous les sens. Une vieille femme se cache
          derrière un arbre.
                         
          Le père, la mère et Paulette, comme d'autres personnes qui les
          entourent, se jettent à terre, entourés de leurs paquets.
                         
          Un cheval, attelé à une charrette, se cabre. Une roue de la
          charrette surchargée casse. Le cheval hennit.
                         
          Sur la route, les bombes soulèvent des nuages de poussière. Le
          bruit effraie le petit chien, qui se libère des bras de Paulette
          et s'enfuit vers le pont.
                         
                          PAULETTE
           Jock !... Jock !...
                         
          Paulette l'appelle, puis part à sa poursuite. Sa mère la regarde,
          affolée.
                         
                          MÈRE PAULETTE
           Paulette !... Paulette !...
                         
                          PÈRE PAULETTE
           Paulette !...
                         
          Criant « Paulette !... Paulette !... », la mère, suivie du père,
          se lancent, en courant, à la poursuite de Paulette, qui,
          finalement, rattrape son chien au milieu du pont. Les parents
          rejoignent leur fille, qui cajole son chien dans ses bras.
                         
          Un avion fonce vers eux.
                         
          Le père entraîne sa femme et sa fille à se coucher à côté de lui,
          dans une alcôve ménagée dans le parapet du pont.
                         
          Juste au-dessus d'eux, une affiche est collée sur le parapet, et
          sur laquelle est écrit : « Samedi prochain, au Café des Amis, les
          Maîtres du Mystère : le professeur Olaf et son médium Mlle
          Givrialda. ». L'affiche comporte aussi des portraits des deux
          « artistes ».
                         
          Sur le pont, on peut suivre l'avancée du mitraillage effectué par
          l'avion. A chaque impact correspond une petite giclée de
          poussière. Cette ligne de mitraille atteint la petite famille,
          passe sur le corps du père et de la mère, mais évite Paulette,
          plus petite qu'eux. Le père et la mère pousse un cri. Le père
          retombe, inanimé. La mère a un soubresaut puis se retourne sur le
          côté. Paulette relève la tête et regarde sa mère, ne semblant pas
          comprendre ce qui vient de se passer. Elle lui caresse la joue,
          puis caresse sa propre joue. Elle répétera souvent ce dernier
          geste au cours du film. Elle se redresse lentement, puis se
          recouche à côté de sa mère, la tête appuyée sur son chien, qui est
          agité de légers tremblements. Il a donc, lui aussi, été touché par
          la mitraille. Elle reste un long moment à regarder le visage de sa
          mère, puis elle se redresse de nouveau. Elle ramasse son chien et
          se relève complètement. Le chien n'a plus que quelques
          tremblements convulsifs des pattes arrière. Paulette le cajole et
          l'embrasse.
                         
          Autour de Paulette, les bombes continuent à tomber, sans que cela
          semble la perturber.
                         
          Le cheval fou, effrayé par l'une des dernières bombes tirées par
          les avions qui, maintenant, s'éloignent, se met à trotter en
          traînant sa charrette à une roue derrière lui. Il traverse le
          pont. Paulette fait un écart pour l'éviter. Il est suivi par la
          foule des gens qui ont repris leur exode. Paulette se fait
          bousculer sans ménagement. Un homme d'une cinquantaine d'années,
          tirant une charrette à bras, s'arrête à la hauteur de Paulette.
          Sur la charrette, assise sur un amas de colis hétéroclites, une
          vieille femme au visage revêche.
                         
                          L'HOMME
           Ben, qu'est-ce que tu fais là, toi ? Tu veux te faire
           écraser... Allez, viens ! Allez, grimpe !
                         
          L'homme aide Paulette à monter sur la charrette, puis se
          repositionne entre les brancards de sa charrette et se remet en
          marche. Paulette s'assoit sur les paquets à côté de la vieille,
          qui la regarde d'un air peu aimable et dit en grognant à l'homme :
                         
           LA VEILLE FEMME
           On n'est pas assez chargé comme ça ?
                         
          Elle regarde le chien que Paulette tient dans ses bras. Elle
          cherche à le lui prendre et Paulette résiste.
                         
                          PAULETTE
           Non !
                         
           LA VEILLE FEMME
           Tu vois pas qu'il est mort !
                         
                          PAULETTE
           Ah ?... Il est mort ?
          La vieille finit par lui prendre le chien des mains.
                         
           LA VEILLE FEMME
           Mais oui, voyons !
                         
          Elle le jette par-dessus le parapet, dans la rivière.
                         
          Paulette regarde son chien flotter au fil du courant.
                         
          L'homme s'arrête à l'extrémité du pont, gênant un peu le passage
          des automobilistes, qui klaxonnent. Le conducteur d'une
          camionnette est plus insistant que les autres.
                         
                          L'HOMME
           Casse-la moi, ma charrette, et je te fous le feu à ton
           camion.
                         
           LA VEILLE FEMME
           Oh, toi, si tu veux te battre, c'est pas par là, la guerre.
                         
          L'homme se tourne vers elle.
                         
                          L'HOMME
           Et toi, garde ton souffle pour péter !
                         
           LA VEILLE FEMME
           T'occupe pas de mes fesses !
                         
                          L'HOMME
           T'es encore bien contente que je m'en occupe !
                         
          Profitant de la dispute, Paulette descend de la charrette. Elle se
          faufile sous la charrette, puis elle se penche par-dessus le
          parapet, et elle voit son chien qui dérive au fil de l'eau. Elle
          file vers l'extrémité du pont.
                         
          CHEMIN LONGEANT RIVIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
          Le cheval fou, traînant toujours son attelage cassé, galope le
          long de la rivière.
                         
          Paulette descend sur la berge, et commence à trottiner le long de
          la rivière, suivant la progression de son chien, qui flotte dans
          l'eau.
                         
          Un avion passe dans le ciel.
                         
          Le cheval trotte maintenant plus lentement le long de la berge.
                         
          Paulette trottine toujours le long de la rivière en surveillant
          son chien.
                         
          L'avion repasse dans le ciel, et le cheval s'emballe un peu.
                         
          Le chien se rapproche de la berge.
                         
          Le cheval s'éloigne de la rivière et galope à travers champs.
                         
          Paulette se penche pour récupérer son chien, qui est maintenant
          tout près de la berge.
          Le cheval trotte maintenant sur un chemin, mais ralentit son
          allure. Le moyeu de la roue cassée roule sur le bord du chemin.
          Derrière le cheval et sa charrette cassée, Paulette trottine avec
          son chien dans les bras.
                         
          PRÉ DES DOLLÉ - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Un jeune garçon d'une dizaine d'années tire une vache derrière
          lui, pour l'amener dans le pré, où il y a déjà une dizaine
          d'autres vaches. C'est visiblement un petit paysan, culotte de
          velours côtelée à mi-genoux, chemisette rapiécée, béret et
          galoches sans chaussettes. Il tient un bâton à la main. Il s'agit
          de Michel Dollé. Michel s'arrête net en voyant le cheval s'avancer
          dans le champ.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Un cheval !... Qu'est-ce que c'est que ce cheval ?
                         
          Michel court vers le pré voisin, où l'on aperçoit deux paysans et
          une paysanne en pleine fenaison. Les deux hommes sont le père de
          Michel et son fils aîné Georges, et la femme est la mère de
          Georges et Michel. Près d'eux, un mulet attelé à une charrette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Y a un cheval !...
                         
          Les trois paysans lèvent la tête aux cris de Michel, et regardent
          dans la direction qu'il indique.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben oui... Qu'est-ce que c'est que ce... ?
                         
          Le cheval s'est arrêté au milieu des vaches. Georges court vers
          lui. Au loin, on aperçoit un autre fils Dollé, Raymond, qui arrive
          de la ferme.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Attention ! Georges, c'est un cheval de la guerre !
           Touches-y pas !
                         
          Dans le ciel, un avion passe, presque en rase-motte. Georges
          s'arrête de courir et regarde l'avion. Puis il reprend sa course
          vers le cheval. Il s'approche de l'animal et lui tapote
          l'encolure. L'avion revient, et le cheval, affolé, s'emballe et
          renverse Georges. Georges gémit en se tenant le ventre. Ses
          parents et Raymond accourent vers lui.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Ahhh !...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ils t'ont tiré dessus ?
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Et non ! C'est ce putain de cheval !
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Je t'avais bien dit, de ne pas y toucher.
          Les parents et Raymond soulèvent Georges pour le transporter à la
          ferme.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Ah !... Ah !... Doucement, bon Dieu !... Vous me faites
           mal... Vous me faites mal !
                         
          Michel les regarde s'éloigner, puis se retourne vers les vaches.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Y'a la Titine qui a foutu le camp !
                         
          En effet, l'une d'entre des vaches se sauve au galop. Michel court
          derrière la vache qui galope vers la rivière.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Hé !... Hé !...
                         
          CHEMIN LONGEANT RUISSEAU - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Paulette marche le long d'un ruisseau, qui doit être un affluent
          de la la rivière qui passe sous le pont de la route. Elle serre
          toujours son chien mort contre elle.
                         
          La vache descend vers le ruisseau... et Paulette, qui se met à
          pleurer. La vache s'arrête un instant près de Paulette, puis elle
          s'éloigne. Michel arrive alors que la vache part en trottant dans
          le ruisseau.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Hé ! Hé !
                         
          Il s'arrête près de Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Alors, quoi ? Tu pouvais pas l'arrêter ?
                         
          Paulette secoue la tête.
                          PAULETTE
           Non.
                         
          Les deux enfants se regardent, un peu intimidés l'un par l'autre.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'as peur ?
                         
                          PAULETTE
           J'ai pas peur, c'est pas méchant, une vache.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Alors quoi ?
                         
                          PAULETTE
           Je pouvais pas, j'ai mon chien.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Qu'est-ce qu'il a, ton chien ?
                         
                          PAULETTE
           Il est mort.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           D'où tu viens, toi ?
                         
          Paulette montre une direction assez vague.
                         
                          PAULETTE
           Par là.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'es pas d'ici, toi ?
                         
                          PAULETTE
           Non. Et toi ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Moi, oui... Où elle est, ta mère ?
                         
                          PAULETTE
           Elle est morte.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et ton père ?
                         
                          PAULETTE
           Il est mort.
                         
          Un silence. Michel regarde Paulette, sans savoir trop quoi dire.
          Puis il se dirige vers le ruisseau.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et bien, moi, mon père, il est pas mort ! Et il va me fiche
           une raclée si je ramène pas la vache.
                         
          Il s'arrête au bord de la rive et se tourne vers Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Allez ! Viens ! Aide-moi à la ramener.
                         
          Paulette hésite.
                         
                          PAULETTE
           Mais mon chien ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Laisse-le, ton chien, je t'en donnerai un autre.
                         
          Paulette pose le chien au pied d'un fourré, puis elle se dirige
          vers Michel.
                         
                          PAULETTE
           Un beau ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Un pas mal.
                         
                          PAULETTE
           Où est-ce qu'il est ?
                          MICHEL DOLLÉ
           A la maison.
                         
          Il lui tend la main pour l'aider à traverser le ruisseau. Derrière
          eux, la vache broute tranquillement. Les deux enfants, se tenant
          par la main, courent vers la vache, qui se met à courir devant eux
                         
          FERME DES DOLLÉ - CHEMIN - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Le chemin qui mène à la ferme des Dollé.
                         
          Un chien trottine sur le chemin vers la vache et les enfants.
                         
          La vache marche devant les enfants. Michel tient son bâton d'une
          main et la chaîne de la vache de l'autre.
                         
                          PAULETTE
           C'est ce chien-là que tu vas me donner ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Non, celui-là, c'est aux voisins.
                         
          Le chien dépasse les enfants et se retourne. Il grogne un peu.
          Michel lui donne un coup de pied.
                         
                          PAULETTE
           Il sait nager ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je sais pas. On est fâchés avec les voisins.
                         
                          PAULETTE
           Comment c'est, son nom ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Nous, on l'appelle Gouard. C'est le nom des voisins.
                          PAULETTE
           Et vous, c'est comment, votre nom ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Dollé.
                         
                          PAULETTE
           Et toi ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Michel... Et toi ?
                         
                          PAULETTE
           Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'es parisienne, toi ?
                         
                          PAULETTE
           Oui. Et toi ?
                         
          Michel répond d'un ton moins enjoué, visiblement déçu de ne pas
          être Parisien.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Moi, non.
                         
          La vache accélère le pas, obligeant les enfants à accélérer le
          leur.
                         
          FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Les deux enfants, suivant la vache, traversent la cour de la
          ferme.
                         
          FERME DES DOLLÉ - ÉTABLE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          La vache entre dans l'étable, où se trouvent déjà d'autres vaches.
          Les enfants entrent derrière elle. Paulette a l'air un peu
          soucieuse.
                         
                          PAULETTE
           Ton père... le chien, il voudra que je le garde ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je sais pas.
                         
          On entend aboyer un chien. Les enfants ressortent pour regarder.
          Le père Dollé les bouscule pour prendre une fourche.
                         
          FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Le père Dollé, sa fourche à la main, poursuit le chien des Gouard
          à travers la cour. Le chien traverse en courant la passerelle qui
          sépare les deux fermes.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Qu'est-ce que tu viens foutre encore chez moi, chien de
           cocu ?
          Les deux enfants se rapprochent du père Dollé. On aperçoit le père
          Gouard, un seau à la main, dans la cour de sa ferme.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Je t'apprendrai à écouter aux portes !
                         
          FERME DES DOLLÉ ET DES GOUARDS - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Plan sur les cours des deux fermes, avec une passerelle de bois
          entre les deux. Le père Gouard regarde son voisin d'un air
          furieux.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon chien ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Il m'a fait qu'il vient gueuler chez moi. Et j'ai un
           blessé !
                         
          Le père Gouard ricane.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Tu soignes les blessés, maintenant ? Pour qu'ils crèvent
           plus vite ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           C'est bon pour toi, de faire crever les gens !
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Je fais crever les gens, moi ? Et qui c'est qui te l'a
           tirée de l'eau, ta grand-mère ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Elle était déjà noyée, la grand-mère, quand tu l'as
           sortie !
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Preuve que non, c'est qu'on me l'a donnée, la médaille de
           sauvetage.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Je t'avais rien demandé... Et puis, tu me les casses, avec
           ta médaille de sauvetage.
                         
          Il semble furieux, mais il renonce à discuter plus longtemps. Il
          se retourne et découvre Paulette donnant la main à son fils.
          Paulette semble assez inquiète sous le regard perçant du paysan.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Qu'est-ce que c'est encore, ça ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Elle vient de la route... Son père a été tué, et puis sa
           mère...
                         
          Le père Dollé se rapproche de Paulette, puis il se tourne, un peu
          gêné, vers Michel.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben... Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?
          Il s'éloigne d'eux. Michel tire Paulette par la main.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           On pourrait peut-être la garder...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           T'es pas fou ? Avec ton frère qui est blessé.
                         
          Michel prend un air hypocritement résigné.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben tant pis... Elle va aller chez les Gouard.
                         
          Dollé sursaute. Il regarde Michel d'un air furieux.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Chez les Gouard ? T'as pas honte ? Pour qu'il demande
           encore une autre médaille ?
                         
          Il pose sa fourche et regarde Paulette en souriant.
           LE PÈRE DOLLÉ
           Allez, viens, tu vas nous raconter ça...
                         
          Il pousse les deux enfants vers l'entrée de la ferme. Avant
          d'entrer dans la maison, Il se retourne un instant vers la ferme
          des Gouard.
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel tient une Paulette un peu apeurée par la main. Elle regarde
          vers le lit où l'on entend Georges qui crie.
                         
           GEORGES DOLLÉ (voix off)
           Et doucement !... Bon Dieu !... Vous me faites mal...
                         
          Les deux enfants, qui se tiennent toujours par la main, s'approche
          du lit, sur lequel on a couché Georges. Son frère Raymond et sa
          soeur Berthe sont en train, assez maladroitement, de lui retirer
          son pantalon. Paulette a l'air assez intriguée par la scène.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Oh, la vache de cheval !... Oh, doucement !...
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Ben, aide un peu !...
                         
          Berthe viens enfin de retirer le pantalon de son frère. Elle le
          retourne pour le plier et de la monnaie tombe des poches.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Mes sous !... Faut qu'on ramasse mes sous.
                         
          Georges s'installe dans le lit, aidé par son frère. Berthe se
          penche pour ramasser l'argent tombé de la poche du malade. La mère
          s'approche, un verre à la main.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Un peu de lait, ça ne te fera pas de mal.
                          RAYMOND DOLLÉ
           Il aimerait peut-être mieux de la goutte !
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Oh oui, j'aime mieux !
                         
          Raymond est visiblement le moins brillant, intellectuellement, de
          tous les enfants Dollé. Il borde le lit. La mère se penche vers
          son fils.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Bois, mon pauvre Georges.
                         
          Georges découvre Paulette.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Qui c'est qu'est là... là ?
                         
          Raymond, Berthe et leur mère se tourne vers Paulette.
                         
          Le père repose le verre de vin qu'il venait de boire et s'approche
          de Paulette.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben oui... Ben je vais te dire... Elle vient de la route...
                         
          Il prend Paulette par les épaules. Mais Michel la reprend pour la
          plaquer contre lui.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est moi qui l'ai trouvée.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Oh ! Toi !...
                         
          La mère repose le verre de lait, toujours plein, sur la table afin
          de mieux examiner Paulette. Elle s'assoit en face d'elle, pendant
          que le père se coupe une tranche de pain.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Ben, qui que c'est ?... Mais elle est habillée en
           dimanche...
                         
          Berthe s'approche de Paulette et tâte le tissu de sa robe.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           C'est du tissu comme ça que je voulais pour ma robe.
                         
          Elle soulève la robe de Paulette, qui lui dégage la main.
                         
                          PAULETTE
           Non !
                         
          Le père continue à couper des tranches de pain.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ses parents ont été tués sur la route. Alors... elle va
           nous raconter ça.
          Le père tend une tranche de pain à Paulette, mais Michel la saisit
          au passage.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est moi qui lui donne.
                         
          Les autres enfants Dollé entourent Paulette.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           C'est vrai, ça ? Tu vas nous raconter la guerre ?
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           T'as vu des bombardements ?
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           D'où tu viens ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Comment qu'on t'appelles ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Quel âge que t'as ?...
           LA MÈRE DOLLÉ
           Oh ! Ben, tu veux rien nous dire.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'as pas soif ?
                         
          Michel prend le verre de lait sur la table et le tend à Paulette,
          qui le regarde d'un air un peu dégoûté.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tiens !
                         
                          PAULETTE
           C'est sale !
                         
          La mère prend le verre des mains de Michel, et plonge son doigt
          dans le lait.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Oh ! Ben forcément, tiens ! Regarde ton verre, y a une
           mouche.
                         
          La mère retire la mouche du verre et tend le verre à Paulette, qui
          ne le prend pas.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Tiens. Bois... Mais t'as pas soif ?
                         
                          PAULETTE
           Non !
                         
          Paulette semble encore plus dégoûtée.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Elle en veut pas !...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Vous lui faites peur à tourner autour. C'est pas une bête
           curieuse. Allez, faut faire un peu semblant de ne pas
           s'occuper d'elle.
                         
          Tous s'éloignent de Paulette, sauf Michel. Paulette, qui a
          toujours sa tranche de pain à la main, se tourne vers Michel.
                         
                          PAULETTE
           Michel, je suis fatiguée.
                         
          Michel soulève Paulette, un peu difficilement, mais avec beaucoup
          de tendresse, et la dépose sur un lit voisin.
                         
          Fondu au noir
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Un peu plus tard.
                         
          Le père est assis sur l'un des deux bancs qui longent la grande
          table, avec Paulette endormie sur les genoux. En face de lui, sur
          l'autre banc, Michel fait ses devoirs. Raymond, assis dans un
          fauteuil, bricole un morceau de bois. Le père lit le journal
          déplié devant lui, et en appui sur une bouteille. Une lampe à
          pétrole, posée sur la table, éclaire la scène.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           « La situation militaire s'était brusquement aggravée sur
           tous les fronts au cours de la journée d'hier. Les
           ministres ont siégé en permanence. »
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Ah ! Tu vois !
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ouais...
                         
          Paulette, toujours dans les bras du père Dollé, ouvre un oeil et
          regarde Michel. Celui-ci fait le pitre en calant un crayon sous
          son nez, comme une moustache. Pendant que le père reprend sa
          lecture, Paulette fait semblant de se rendormir en fermant les
          yeux. Michel pose le crayon, fait une petite boulette de papier et
          l'envoie en direction de Paulette.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           « A Bucarest, le Cabinet Tata...res, ou... ». Ça, je m'en
           fous... « La résistance de nos troupes reste souple et
           efficace... L'archevêque de Westminter (il prononce à la
           française : veste-munster) ordonne... »
                         
          Le père s'arrête net de lire, car il vient de recevoir, dans la
          figure, le projectile destiné à Paulette. Il se frotte le nez et
          se tourne vers Michel.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Fais ton problème
                         
          Par-dessus l'épaule du père, on peut lire le journal qu'il lit. Il
          s'agit de « La Montagne ». A la une du journal, le gros titre
          suivant : « Reynaud démissionne. Pétain lui succède. » Michel a
          repris son problème, dont il fait profiter tout le monde.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Un rôti de veau de deux kilos cinq a coûté cent quarante-
           deux francs.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           « Alerte sur Malte... » Tiens !...
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Combien coûterait, à ce prix, une escalope de veau de cent
           cinquante grammes.
                         
          Berthe, qui descend l'escalier du grenier, un oreiller sous le
          bras, arrive derrière Michel et regarde le dos du journal,
          toujours appuyé sur la bouteille.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ah ! Dis donc !
                         
          Le père regarde Paulette.
           LE PÈRE DOLLÉ
           La réveille pas.
                         
          Berthe relève la tête.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Le fils Gouard...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Le fils Gouard ?
                         
          Le père retourne le journal. Et sur la dernière page, on voit la
          photo d'un soldat, entre les rubriques « Echos » et Faits
          Divers ». Raymond s'approche du journal
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           T'es folle, ben pourquoi il serait sur le journal, le fils
           Gouard ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Et pourquoi pas ? Si on l'a décoré !
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Décoré ? Le Francis ? Et bien, ça me ferait bien mal.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           En tous cas, il y est, lui, à la guerre !
                         
          Le père replie son journal et regarde sa fille d'un air
          visiblement énervé.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           T'as pas à parler du fils Gouard... Qu'est-ce que tu veux ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Une couverture pour la gosse.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Prends-la... Ben prends-la à Raymond.
                         
          Raymond se précipite vers son lit et s'assoit dessus. Derrière la
          mère Dollé, on aperçoit Renée, la fille cadette, qui essuie la
          vaisselle.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Oh ! Pardon !... Moi, j'en ai pas de trop...
                         
          Michel se tourne vers Berthe.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Prends la mienne...
                         
          Raymond se lève du lit.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           C'est pareil, on a le même lit !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Alors, j'ai le droit de la donner.
          Raymond regarde, d'un air penaud, sa soeur prendre la couverture.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Oh !... Ben non alors !
                         
          Michel retourne vers ses devoirs. Le père regarde Paulette
          endormie avec une certaine tendresse.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Pauvre gosse !
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           A cet âge-là, ça se rend pas compte.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Dix-sept, il en est mort, rien qu'aujourd'hui sur le pont,
           et à côté... Ils n'ont même plus de cercueil pour les
           enterrer.
                         
          Le père se tourne vers Georges.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tu vois, c'est pas le moment de mourir, t'auras même pas de
           boîte !
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Qu'est-ce qu'on en fait, des morts ?
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           On fait un trou, et hop !... comme des chiens.
                         
          Le père se penche sur Paulette, qui semble toujours endormie sur
          ses genoux.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Chut !... C'est pas des choses à raconter.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Mais elle dort...
                         
          Le père regarde tendrement Paulette, qu'il tend délicatement à la
          mère.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Allez...
                         
          Celle-ci la prend dans ses bras, et commence à monter l'escalier,
          suivie par Renée et Michel, qui sourit. Le père ramasse son
          journal, se lève, et se dirige vers Georges.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           T'as vu ?
                         
          Il s'assoit sur bord du lit. Georges semble souffrir tellement
          qu'il ne s'aperçoit même pas de sa présence.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           « Un side-car allemand tombé aux mains de nos troupes... »
           Regarde.
          Il tend le journal à Georges, qui soupire sans le regarder.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           T'as mal ?
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Ouais !... Oh ! Je sais pas.
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Berthe prépare le lit de Paulette, pendant que la mère la
          déshabille. Paulette, debout, se frotte les yeux. Michel regarde
          la scène.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ce qu'elle est propre !...
                         
          Renée lui sent la chevelure
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           On dirait du parfum.
                         
          Berthe la sent à son tour.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ben non, c'est qui sont propres.
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           Elle ne s'habituera jamais ici.
                         
          La mère couche Paulette sur le lit.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Pourquoi qu'elle s'habituerait pas ?
                         
          La mère borde le lit, aidée par Berthe.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Tu voudrais bien la garder, toi, hein ?
                         
          Elle se tourne vers ses enfants.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Allez, hop ! Descendez !
                         
          Elle prend la lampe à pétrole et descend l'escalier, en poussant
          ses filles devant elle. Michel ferme la marche. Paulette se
          retourne dans son lit.
                         
                          PAULETTE
           J'ai peur... Je ne veux pas rester dans le noir.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'auras qu'à crier Michel. Je reviendrais.
                         
          Il continue à descendre. Paulette chuchote :
                         
                          PAULETTE
           Michel !...
          Michel tourne la tête avant de disparaître complètement dans
          l'escalier.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Plus fort...
                         
          Paulette hausse la voix.
                         
                          PAULETTE
           Michel !...
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Comme ça !
                         
          Michel descend l'escalier.
                         
                          PAULETTE
           Michel !...
                         
          Paulette a maintenant des larmes dans la voix.
                         
                          PAULETTE
           Michel !... Michel !...
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Michel s'approche du lit de son frère, sur lequel le père est
          toujours assis. On entend Paulette appeler du grenier.
                         
           PAULETTE (voix off)
           Michel !... Michel !...
                         
          Le père se tourne vers Michel.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Qu'est-ce qu'elle veut ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je sais pas, elle m'appelle.
                         
           PAULETTE (voix off)
           Michel !...
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Ah ! Faites-la taire, Bon Dieu !
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Allez, fais-la taire !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et mon problème ?
                         
           PAULETTE (voix off)
           Michel !...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Fais ce qu'on te dit.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Bon... je ferai pas mon problème.
          Michel remonte l'escalier.
                         
           PAULETTE (voix off)
           Michel !... Michel !...
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Dans la pénombre, Michel s'approche du lit et se penche vers
          Paulette.
                         
                          PAULETTE
           J'y vois rien.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ferme les yeux, compte jusqu'à dix et tu verras... Combien
           j'ai de doigts ?
                         
          Michel met sa main sous le nez de Paulette, qui s'est légèrement
          redressée, appuyant sa joue sur son poing fermé.
                         
                          PAULETTE
           Je te dis que je n'y vois rien.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Alors, tu sais pas compter.
                         
                          PAULETTE
           Trois !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu vois bien qu'on y voit.
                         
          Paulette tire la langue à Michel.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Pourquoi tu me tires la langue ?
                          PAULETTE
           Pour voir si tu y vois.
                         
          La pièce est brusquement éclairée d'une vive lumière, suivie du
          bruit d'un bombardement. Michel se lève et se précipite vers la
          lucarne.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oh ! Une fusée... Viens voir.
                         
          Paulette se cache sous la couverture.
                         
                          PAULETTE
           J'ai peur, il faut se coucher par terre.
                         
          Michel se tourne vers Paulette, toujours cachée sous sa
          couverture.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu as peur quand il fait noir, et puis tu as peur quand ça
           éclaire !
          Paulette sort la tête de sa couverture.
                         
                          PAULETTE
           Ça éclaire encore ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Non.
                         
          Une vive lumière sort de la lucarne. Paulette se recache.
                         
                          PAULETTE
           Menteur !...
                         
          Michel ferme le volet intérieur de la lucarne.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Bon... Voilà...
                         
          La pièce est très sombre tout à coup. Michel se dirige vers le lit
          et soulève la couverture, découvrant le visage apeuré de Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est fini, je te jure.
                         
          Paulette se redresse légèrement, et s'appuie la joue sur la main.
                         
                          PAULETTE
           Je veux pas rester ici.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'es bien forcée. Où tu veux aller ?
                         
                          PAULETTE
           Je veux retrouver ma maman et mon papa... sur le pont.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ils y sont plus sur le pont.
                          PAULETTE
           Pourquoi ?.. Où ils sont ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Dans un trou.
                         
                          PAULETTE
           Dans un trou ?
                         
          Michel semble gêné.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oui.
                         
                          PAULETTE
           Et hop ! Comme des chiens ?
                         
          Michel semble surpris : il ne savait pas que Paulette, qu'il
          croyait endormie, avait entendu les réflexions stupides de son
          frère.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben... oui...
                         
          Paulette s'allonge sur son lit.
                         
                          PAULETTE
           A cause de la pluie... Dans un trou... Pour pas qu'ils
           soient mouillés ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ça doit être pour ça...
                         
                          PAULETTE
           Mais alors, mon chien... Michel... Il va être mouillé.
                         
          Paulette ferme les yeux et s'endort.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu dors ?... Tu n'as plus peur ?... Je peux m'en aller ?...
                         
          Il se lève lentement et se dirige vers l'escalier, qu'il descend
          sur la pointe des pieds.
                         
                         FONDU ENCHAÎNÉ
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Nous sommes au milieu de la nuit. Toute la famille Dollé dort...
          et ronfle ! Michel et Raymond dorment dans le même lit.
                         
          Un papillon vole dans la pièce. On suit son ombre projetée sur le
          mur par la lampe qui est restée allumée sur la table de nuit de
          Georges qui, lui, ne dort pas. Le papillon, attiré par la lumière,
          finit par tomber dans le verre de la lampe à pétrole, où il meurt
          instantanément. On entend Paulette crier : elle a certainement
          fait un cauchemar. Georges sursaute, et se tourne vers le lit de
          ses frères.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Michel !... Michel, je te dis !...
                         
           PAULETTE (pleurnichant en voix off)
           Papa !... Maman !... Maman !... Maman !...
                         
          Comme Michel ne semble entendre, ni son frère, ni Paulette,
          Georges attrape un paquet de petits beurres posé au milieu des
          médicaments sur la table de nuit et le lance en direction de
          Michel.
                         
          Michel reçoit le paquet sur la tête et se réveille en sursaut en
          se frottant les yeux. Il semble un peu affolé. Il porte une longue
          chemise de nuit rapiécée.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Qu'est-ce qu'il y a ?
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Tu l'entend pas ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Qui ça ?
           GEORGES DOLLÉ (d'une voix furieuse)
           Je veux pas qu'elle crie !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Gueule pas comme ça.
                         
          Il se lève, prend la lampe sur la table de nuit de son frère et
          monte l'escalier. On entend Paulette gémir.
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Michel s'assied sur le bord du lit, près de la tête de Paulette.
          Il lui caresse le front.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Pourquoi que tu cries ? T'as peur ?
                         
          Paulette semble un peu absente. Elle n'est visiblement qu'à moitié
          réveillée.
                         
                          PAULETTE
           Non.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Alors, faut pas crier comme ça.
                         
                          PAULETTE
           Je crie pas.
                         
          Paulette ferme les yeux. Michel recouvre soigneusement Paulette,
          qui s'est rendormie, le visage serein. Puis il redescend sans
          bruit.
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Michel s'approche du lit de Georges et repose la lampe sur la
          table de nuit.
                          MICHEL DOLLÉ
           Ça y est, je lui ai expliqué. Elle dort.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Et moi, je dors pas.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Si tu veux, moi non plus, je dormirai pas... Tu veux que je
           te lise le journal ?
                         
          Georges hoche à peine la tête. Michel rapproche une chaise du lit,
          prend le journal que le père a laissé sur le lit, et demande :
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Qu'est-ce que je te lis ?... La guerre ?...
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Ah non ! Pas la guerre ! Le feuilleton.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           « Il était encore trop tôt pour donner le signal du départ.
           Néanmoins, ceux des compagnons qui devaient faire la route
           à cheval... »
                         
          Georges lève la main.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Parle pas de cheval.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Bon, je te lis après... « Et pourtant, toutes les
           précautions avaient été prises à l'extérieur de l'ha...
           l'ha...cienda... »
                         
          Les deux frères font une petite moue, car ni l'un, ni l'autre, ne
          semble comprendre ce mot étranger.
                         
          Fondu au noir
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Le lendemain matin.
                         
          Michel est assis à table et boit son bol de lait. En face de lui,
          Berthe coupe des morceaux de pain et les dépose dans un bol.
          Derrière Michel, la mère est en train de refaire son lit. Le coq
          chante et Georges gémit faiblement dans son lit. Michel se lève et
          contourne la table.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Paulette !...
                         
          Il s'essuie la bouche sur un torchon posé sur la table et se
          dirige vers l'escalier, devant lequel il s'arrête. Il lève la
          tête.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'es pas encore levée ?
           PAULETTE (voix off provenant du grenier)
           Je m'habille.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Dépêche-toi.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ (voix off du fond de la pièce)
           Criez pas si fort.. Vous voyez bien qu'il y a un malade.
                         
          Paulette descend l'escalier en enfilant sa robe, et accompagnée du
          chien. Arrivée en bas, elle se dirige vers le lit de Georges, qui
          toussote.
                         
                          PAULETTE
           Oh !... Qu'est-ce qu'il a, le monsieur ?
                         
          Georges caresse doucement la joue de Paulette qui continue à
          s'habiller.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ (voix off)
           Il a reçu un coup de pied de cheval.
          Paulette pointe le doigt vers le crucifix accroché au mur au-
          dessus du lit.
                         
                          PAULETTE
           Qu'est-ce que c'est, ça ?
                         
           LA MÈRE DOLLÉ (voix off)
           C'est le Bon Dieu.
                         
          La mère semble choquée par la question de la fillette et
          s'approche d'elle.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           T'en as jamais vu ?
                         
                          PAULETTE
           Si, mais je savais pas ce que c'était.
                         
          La mère s'approche de Paulette et la pousse vers la table.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Viens boire ton lait.
                         
          Michel, qui s'est rassis à table devant son bol, sourit à
          Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Bonjour.
                         
          La mère assoit Paulette à côté de Berthe, qui verse du lait dans
          le bol de la fillette, qui sourit à Michel.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Elle sait pas ce que c'est que le Bon Dieu.
                         
          Georges se redresse de son oreiller, et dit, d'une voix peu
                         AIMABLE :
                          GEORGES DOLLÉ
           J'ai soif.
                         
          La mère est en train de coiffer Paulette. Berthe regarde sa mère.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           C'est à se demander d'où elle sort.
                          (A PAULETTE)
           D'où tu viens ?
                         
          Michel baisse son bol pour répondre.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est une parisienne.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Pauvre gosse !
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Faudra la faire baptiser.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Ben, en attendant, faut la déclarer au maire.. Ils nous
           accuseraient bien de l'avoir volée.
                         
          Elle verse du vin dans un verre.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           C'est pas au maire qu'il faut aller. C'est aux gendarmes.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           « Mairerie » ou gendarmerie, y faut leur dire.
                         
          Elle repose la bouteille sur la table et se dirige vers le lit de
          Georges.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           J'irai, moi, aux gendarmes.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ (voix off)
           Toi, occupe-toi de tes vaches.
                         
          Berthe finit de coiffer Paulette, qui sourit à Michel.
                         
          Michel se lève et se tourne vers Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu viens avec moi ?
                         
          Paulette récupère les morceaux de pain dans son bol et les mange.
                         
                          PAULETTE
           Attends, j'ai pas fini.
                         
          Michel ouvre la porte et sort.
                         
          Paulette continue à manger tranquillement.
                         
          Raymond entre, poussant un vieux vélo, qu'il dépose contre le mur.
          Il a, sur la tête, un chapeau feutre gris. Il tient quelque chose
          caché derrière son dos. Il s'approche du lit de Georges.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Regarde !...
                         
          Georges se redresse sur son lit.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Regarde ce qu'ils lâchent sur la route, les Parisiens.
                         
          Il enlève le feutre, et, à la place, pose sur sa tête un élégant
          chapeau noir à bords roulés, celui qu'il cachait derrière son dos.
          Il fait le pitre.
                         
          Georges rit malgré sa douleur, surtout lorsque son frère met le
          chapeau de travers, en singeant Napoléon, une main glissée dans
          l'échancrure de sa chemise.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Me fais pas rire... Me fait pas rire... ça me fait mal.
                         
          Raymond met le chapeau sur la tête de Georges, qui ne peut
          s'empêcher de continuer à rire, malgré la douleur qui lui tiraille
          le ventre.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Tiens !... Comme ça, tu le verras pas.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Me fait pas rire... Oh ! Bon Dieu, j'ai mal !
                         
          Il se recouche. La mère s'approche du lit.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Et le docteur ?
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Ah oui, le docteur. Mobilisé à l'hôpital. C'est la cause au
           bombardements.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Ce que j'ai besoin, c'est pas le docteur, c'est les pompes
           funèbres.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           T'en fais pas... Y a toujours le vieux corbillard... En le
           reclouant un peu.
                         
          Les deux frères rient ensemble, et Georges plus fort que Raymond.
                         
                         FONDU ENCHAINÉ
                         
          CHEMIN LONGEANT RUISSEAU - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Paulette se dirige vers l'endroit où elle a, la veille, déposé le
          cadavre de son chien, une petite binette à la main.
                         
                         NOTE
          La scène suivante, présente dans la toute première version
          originale du film, a été coupée dans toutes les copies présentées
          ultérieurement. Peut-être a-t-on estimé que de montrer Paulette en
          train de faire danser le cadavre de son chien était un peu trop
          macabre.
                         
          Paulette tient son chien par les pattes de devant, pour le faire
          tenir debout sur les pattes arrière. La binette est posée à côté
          d'elle.
                         
                          PAULETTE
           Fais le beau !
                         
          Elle essaie de le faire danser, puis, tout à coup, elle le laisse
          retomber par terre. Elle soulève sa robe et regarde un insecte qui
          grimpe sur sa jambe. L'insecte s'envole et va se poser sur une
          fleur de liseron. Elle veut cueillir la fleur, mais tirant un peu
          trop fort, c'est toute une guirlande de liseron qu'elle arrache.
          Elle se tourne vers le chien, puis, après un instant d'hésitation,
          elle lui entoure le cou avec la guirlande de liseron. Elle le
          soulève de nouveau par les pattes de devant.
                         
                          PAULETTE
           Fais le beau ! Danse !
          Elle danse avec le chien en chantonnant. Puis, lassé par ce jeu,
          elle s'arrête, repose le chien, prend la binette et commence à
          creuser.
                         
                         NOTE
          Retour à la version normale du film, telle qu'elle est présentée
          dans toutes les copies existantes.
                         
          Paulette s'agenouille près du cadavre de son chien, posé sur
          l'herbe. Elle pose la binette à côte du chien et le caresse
          délicatement. Puis elle se caresse la joue, comme elle l'avait
          fait après avoir caressé la joue de sa mère décédée. Elle déplace
          légèrement le chien, prend la binette et commence à creuser. Tout
          à coup, elle tourne la tête, car elle vient d'entendre un bruit de
          sonnette.
                         
          Le curé du village arrive sur sa bicyclette, et se dirige vers la
          rivière, et vers Paulette.
                         
          Paulette pose sa binette et ramasse son chien.
                         
          Le curé descend de vélo, terminant à pied, le vélo à la main, le
          petit raidillon qui descend vers le ruisseau.
                         
          Paulette met le chien derrière son dos et le maintient en place
          avec ses deux mains.
                         
          Le curé porte son vélo pour traverser le ruisseau. Puis, arrivé
          sur l'autre rive, il le repose et s'approche de Paulette.
                         
                          LE CURÉ
           Je ne te connais pas, moi ?... Tu n'es pas d'ici ?
                         
          Paulette recule de façon à se plaquer le dos contre un arbre,
          tenant toujours, à deux mains, le chien caché derrière elle. Elle
          regarde le curé d'un air inquiet et méfiant. Ce dernier sourit, et
          se penche vers Paulette, appuyé sur son vélo.
                          LE CURÉ
           Tu as perdu ta langue ?
                         
          Paulette fait « non » de la tête.
                         
                          LE CURÉ
           Où habites-tu ?
                         
                          PAULETTE
           Chez Monsieur Dollé. Papa est mort, et maman aussi.
                         
                          LE CURÉ
           Pauvre enfant... Leur as-tu dis une prière, au moins ?
                         
          Paulette fait « non » de la tête.
                         
                          LE CURÉ
           Tu ne veux pas en dire une ?
                         
                          PAULETTE
           Je sais pas quoi dire.
                          LE CURÉ
           Il faut apprendre... Mets tes mains comme ceci.
                         
          Le curé joint les mains. Paulette regarde les mains du curé, mais
          ne bouge pas.
                         
                          LE CURÉ
           Non ?... Alors, répète : « Que le Bon Dieu les reçoive dans
           son Paradis. »
                         
                          PAULETTE
           « Que le Bon Dieu les reçoive dans son Paradis. »
                         
          Le curé fait le signe de la croix.
                         
                          LE CURÉ
           Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
                         
          Paulette répète la phrase du curé, mais sans se signer.
                         
                          PAULETTE
           Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
                         
                          LE CURÉ
           Fais comme moi.
                         
          Le curé refait un signe de croix.
                         
                          LE CURÉ
           Tu ne veux pas ? Michel t'apprendra... Il apprend bien son
           catéchisme, Michel.
                         
          Au nom de Michel, Paulette esquisse un sourire. Le curé s'éloigne
          en poussant sa bicyclette. Paulette le regarde partir, tenant
          toujours son chien caché derrière son dos. Lorsqu'elle estime que
          la voix est libre, elle se dégage de l'arbre.
           MICHEL DOLLÉ (criant en voix off)
           Paulette !...
                         
          Michel s'avance à travers bois, mais il ne voit pas Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Paulette !...
                         
          Paulette ne lui répond pas. Elle prend son chien dans ses bras,
          ramasse sa binette, et s'éloigne du ruisseau.
                         
           MICHEL DOLLÉ (criant en voix off)
           Paulette !...
                         
          Michel continue à chercher dans la forêt.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Paulette !...
                         
          Paulette traverse le ruisseau et marche le long de la berge.
                         
          Michel continue à chercher.
                          MICHEL DOLLÉ
           Paulette !...
                         
          MOULIN - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Paulette se dirige vers un vieux moulin à eau désaffecté, mais
          dont la bâtisse semble encore solide. Elle entre à l'intérieur du
          moulin.
                         
           MICHEL DOLLÉ (criant en voix off)
           Paulette !...
                         
          MOULIN - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Paulette entre dans le moulin. Au fond du moulin, la grande roue,
          totalement immobile. Paulette cherche un endroit pour enterrer son
          chien.
                         
          CHEMIN LONGEANT RIVIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel se dirige vers le moulin. On aperçoit une autre roue, elle
          aussi immobile, à l'extérieur du moulin.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Paulette !...
                         
          MOULIN - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Paulette pose son chien et commence à creuser le sol en terre
          battue. Derrière elle, Michel entre dans le moulin.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Paulette !...
                         
          Michel s'approche de Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ah ! Dis... Qu'est-ce que tu fais là ?
                         
                          PAULETTE
           Ça ne te regarde pas.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je te cherche partout... Tu fais un trou ?
                         
          Elle ne lui répond pas et continue à creuser.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ah !... C'est pour ton chien. Donne...
                         
          Il cherche à lui prendre la binette des mains, mais elle résiste
          un peu.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Donne... c'est trop dur...
                         
          Elle finit par céder, et Michel se met à creuser un peu plus
          énergiquement que Paulette. Après quelques coups de binette, il
          s'arrête de creuser et regarde Paulette.
                          MICHEL DOLLÉ
           Ça, c'est une idée... On va faire un beau petit cimetière.
                         
                          PAULETTE
           Qu'est-ce que c'est qu'un cimetière ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est là qu'on met les morts pour qu'ils soient tous
           ensemble.
                         
                          PAULETTE
           Pourquoi on les met ensemble ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Pour pas qu'ils s'embêtent.
                         
                          PAULETTE
           Mais alors, mon chien, il va s'embêter, tout seul ?
                         
          Michel réfléchit une seconde et hausse les épaules.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben... oui...
                         
                          PAULETTE
           Faudra lui en trouver un autre !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Un autre chien... ça, c'est difficile.
                         
          Un bruissement d'ailes fait lever la tête de Michel. Paulette
          regarde dans la direction où regarde Michel.
                         
          Dans la charpente du moulin, un hibou, posé sur une poutre, semble
          observer les enfants.
                         
                          PAULETTE
           Qu'est-ce que c'est ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est Monsieur le Maire.
                         
                          PAULETTE
           Pourquoi ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est son nom... c'est un hibou.
                         
                          PAULETTE
           C'est méchant ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Non, ça roupille tout le temps... Tu vas voir.
                         
          Michel se dirige vers une échelle qui permet d'accéder au hibou.
                         
                          PAULETTE
           Faut pas le tuer.
                          MICHEL DOLLÉ
           Penses-tu ! Ça serait même pas la peine, ça vit cent ans.
                         
          Paulette fait une petite moue, semblant incapable de réaliser ce
          que représente cent ans.
                         
                          PAULETTE
           Cent ans !...
                         
          Michel grimpe vers le hibou.
                         
          Paulette dépose son chien dans le trou creusé par Michel, puis
          commence à le recouvrir de terre. Tout en travaillant, elle récite
          la prière que lui a apprise le curé. A chaque fois qu'elle dit
          « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », elle fait un
          rapide signe de croix.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Que le Bon Dieu le reçoive dans son Paradis. Au nom du
           Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il... Que le
           Bon Dieu le reçoive dans son Paradis. Au nom du Père, du
           Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il... Que le Bon Dieu
           le reçoive dans son Paradis. Au nom du Père, du Fils et du
           Saint-Esprit. Ainsi soit-il...
                         
          Michel atteint le nid du hibou sur la poutre. On entend, de loin,
          Paulette qui continue à psalmodier ses « Que le Bon Dieu... etc. »
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Toi, ne bouge pas...
                         
          Michel glisse la main derrière le hibou, dans son nid. Il sort une
          taupe morte qu'il tient par la queue.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je t'en donnerai une autre.
                         
          Michel redescend vers Paulette, en tenant la taupe par la queue.
          Il a maintenant atteint le bas de l'échelle. Il s'approche de
          Paulette, tenant toujours la taupe par la queue. Paulette continue
          à psalmodier ses prières tout en comblant la tombe de son chien.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           J'ai une taupe !... Une belle !...
                         
          Paulette se redresse et regarde la taupe.
                         
                          PAULETTE
           Il en faudra d'autres.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est pas ce qui manque, les taupes.
                         
          La voix de Paulette se fait presque geignante lorsqu'elle dit :
                         
                          PAULETTE
           Des chats...
                         
          Michel, lui, énumère, sur un timbre de voix nettement plus posé :
                          MICHEL DOLLÉ
           Des hérissons, des lézards...
                         
          Paulette n'est visiblement plus dans son état normal.
                         
                          PAULETTE
           Des chevaux, des vaches...
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Des serpents à sonnette.
                         
                          PAULETTE
           Des lions.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Des tigres.
                         
          Paulette a presque des sanglots dans la voix lorsqu'elle dit :
                         
                          PAULETTE
           Des gens !...
                         
          Paulette a le souffle un peu court. Michel a l'air un peu surpris
          par les derniers mots de Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Si tu veux... Et puis on leur mettra des croix.
                         
          Michel reprend la binette, et creuse un autre trou pour la taupe.
          Paulette s'est accroupie pour le regarder creuser.
                         
                          PAULETTE
           Pourquoi des croix ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben dis donc !... Qu'est-ce qu'ils t'ont appris, tes
           parents ?... Tu vas voir.
          Il pose la binette, prend un morceau de bois, qu'il casse en deux,
          et en fait une croix, qu'il lie avec du fil de fer.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Regarde... Tiens... Regarde... Là... C'est ça, une croix.
                         
          Il plante la croix sur la tombe du chien.
                         
                          PAULETTE
           C'est le Bon Dieu.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben oui... C'est le Bon Dieu.
                         
                          PAULETTE
           Attends.
                         
          Elle sort un collier de sa poche.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Il est joli, ton collier.
                          PAULETTE
           Il est cassé.
                         
          Elle entoure la croix de son collier. Michel semble ravi.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est mieux.
                         
          Il arrange le collier autour de la croix.
                         
                          PAULETTE
           Oui... mais il y en a une plus belle au-dessus de ton
           frère.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu la trouves belle, toi ?
                         
          Paulette fait « oui » de la tête.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je t'en ferai des encore mieux, moi. Avec des clous et un
           marteau.
                         
          D'un grand geste des bras, il désigne toute la pièce.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et on en foutra partout !
                         
                         FONDU ENCHAÎNÉ
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel est assis par terre les jambes écartées. Ils cloue deux
          lattes de bois ensemble en forme de croix. Paulette, assise sous
          la table, inspecte les potirons entreposés dans le grenier. Elle
          rit de la forme étrange du fruit qu'elle tient dans ses mains
                          PAULETTE
           Oh !... Regarde celle-là.
                         
          Michel détache la croix clouée sur le plancher, mais l'une des
          lattes se fend en deux.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Zut !... Faut que je recommence... Recommence aussi, tu les
           sais pas bien.
                         
                          PAULETTE
           Je vous salue, Marie pleine de grâce...
                         
          Michel cloue une autre croix.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Le Seigneur est avec vous.
                         
                          PAULETTE
           Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit
           de vos... de vos...
                          MICHEL DOLLÉ
           Entrailles est béni !
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Le Père Dollé, assis à table, où il coupe des tranches de pain,
          lève des yeux agacés vers le plafond, et le grenier, où l'on
          entend les coups de marteau de Michel. La Mère Dollé s'affaire
          devant la cheminée. Les filles mettent le couvert. Raymond est
          assis sur un escabeau près du lit de Georges.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Des prières !... Il en a de bonnes, le curé.
                          (A RAYMOND)
           Tu les sais, toi, tes prières ?
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Comment qu'on y disait déjà à la grand-mère ?... « Notre
           Père qui êtes aux Cieux... »
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           A la grand-mère, on y disait : « Marie... je vous salue,
           Marie... »
                         
          Georges, immobile dans son lit, les mains croisées sur le ventre,
          réagit d'une voix affaiblie.
                         
                          GEORGES DOLLÉ
           Je ne veux pas qu'on me dise Marie !
                         
          Les coups de marteau continuent de plus belle. Le père lève les
          yeux vers le plafond.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Qu'est-ce qu'ils foutent là-haut ?
                         
          Toute la famille, sauf Georges, lève les yeux vers le plafond.
                          RAYMOND DOLLÉ
           Le curé, il a dit : du calme !
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR
                         
          Les enfants n'ont pas changé de position.
                         
                          PAULETTE
           Dis, Michel, qu'est-ce que c'est, les entrailles ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Les entrailles ?... Ça doit être là où Georges est
           blessé... Continue.
                         
                          PAULETTE
           Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est blessé...
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Est béni !
                         
                          PAULETTE
           Est béni... Après ?
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est fini. Dis « Amen ».
                         
                          PAULETTE
           Amen. Pourquoi qu'elles finissent toutes pareilles.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ça veut dire que c'est fini. Recommence.
                         
                          PAULETTE
           Ameeeen !...
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Recommence tout.
                         
          Michel inspecte la croix qu'il vient de terminer. Derrière lui, on
          voit le Père Dollé apparaître en haut de l'escalier, sans que les
          enfants le remarquent.
                         
                          PAULETTE
           Notre Père, qui êtes aux Cieux, que votre nom soit
           sanctifié... sanctifié...
                         
          Michel, qui a recommencé à clouer, dit d'une voix un peu énervé :
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Que votre règne arrive.
                         
          Le Père Dollé balance, à Michel, une baffe qui l'envoie valdinguer
          sur le plancher.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tiens, le v'là ! Je t'apprendrai à cogner avec un marteau.
           Tu sais pas qu'il lui faut du calme.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Mais je lui apprenais ses prières... Oh ben, zut alors !
          Paulette semble affolée par cette scène de violence physique.
                         
                          PAULETTE
           Je les sais pas !... Je les sais pas !...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ses prières ?
                         
          Le Père ramasse une croix.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Et ça, c'est des prières ? Tu fais des croix dans la maison
           d'un malade ? Tu veux le faire mourir ?
                         
          Il prend Paulette par la main et l'entraîne vers l'escalier.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Et puis, je veux plus vous voir ensemble.
                         
          Michel se relève en se tenant la joue et suit son père, qui, déjà
          engagé dans l'escalier, se tourne vers lui.
           LE PÈRE DOLLÉ
           Toi, reste là. Tu es puni. Tu te coucheras sans manger.
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Berthe apporte une marmite fumante sur la table. La Mère Dollé
          prend la louche et sert la soupe à Raymond. Renée est assise à
          côté de lui. On entend Georges qui râle dans son lit. Berthe
          s'assoit entre Raymond et Renée, en face de sa mère.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ (à Georges)
           Ben alors, qu'est-ce que t'as donc ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Tu réponds pas à ta mère ?
                         
          Elle tend son assiette à sa mère, qui la sert. Georges continue à
          râler.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Ça va pas ?
                         
          Il se lève et s'approche du lit. Il se penche sur son frère.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Tu craches ?
                         
          Il se tourne vers les autres.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Il crache un peu de sang.
                         
          La mère, qui se servait la soupe après avoir servi Renée, se lève
          et rejoint Raymond auprès du lit.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Et puis, je comprends plus ce qu'il dit... Hé !... Il
           crache encore.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Ben, qu'est-ce que t'as ?
                         
          Le père Dollé arrive en bas de l'escalier, tenant Paulette par la
          main. Il tourne la tête vers le grenier.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tu boufferas pas !
                         
          Les deux filles rejoignent leur mère près du lit. Le père Dollé
          lâche Paulette et s'approche à son tour du lit. Toute la famille,
          sauf Michel et Paulette, entoure maintenant le lit
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Qu'est-ce que t'as ?
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Y réponds pas.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           C'est la première fois que je vois cracher du sang.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Faudra nettoyer les draps.
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           Donnes-y un mouchoir.
                         
          Le père Dollé contourne ses filles et rejoint sa femme et son fils
          Raymond à la tête du lit.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Alors, ça va mieux ?
                         
          La mère essuie la bouche de Georges, qui râle de plus en plus
          faiblement.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Tape-lui dans le dos.
                         
          Raymond tapote le dos de son frère.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Un peu de tisane ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ça doit être le coeur.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           C'est quand même malheureux qu'avec tant de monde, on
           n'arrive pas à lui trouver un bout de prière.
                         
          Paulette s'est assise à table et mange sa soupe.
                         
                          PAULETTE
           Michel, il les sait.
                         
          Toute la famille se tourne vers elle, comme si, tout à coup, ils
          avaient oublié sa présence. Le père est le premier à réagir.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           T'as raison.
                         
          Le Père Dollé se dirige vers l'escalier et lève la tête vers le
          grenier.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Michel !
                         
          Michel est assis sur les dernières marches en haut de l'escalier.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je suis puni.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Je te dis de descendre.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Alors, je suis plus puni ?
          Michel descend l'escalier en faisant claquer ses galoches.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Mets-toi dans le coin et dis tes prières.
                         
          Michel se dirige vers le coin indiqué par son père, puis il se
          rapproche de la table et s'assoit sur le banc à côté d'une grosse
          miche de pain.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Et à genoux !
                         
          Michel fait semblant de ne pas entendre le dernier ordre de son
          père, et reste assis sur le banc, ne quittant pas la miche de pain
          des yeux. Il commence à réciter ses prières, mais s'amuse à
          mélanger les paroles du « Notre Père » et du « Je vous salue,
          Marie ».
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Notre Père qui êtes aux Cieux. Vous êtes bénie entre toutes
           les femmes, donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien,
           et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Priez pour
           nous, pauvres pécheurs, que votre nom soit sanctifié, que
           votre volonté soit pleine de grâce. Notre Père, Sainte Mère
           de Dieu, donnez-moi du pain... donnez-moi du pain...
                         
          Il a prononcé les deux dernières phrases d'une voix rageuse. Il
          arrache un morceau de mie à la boule de pain, et le porte à sa
          bouche.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           ...quotidien !...
                         
          Puis, baissant les yeux, il continue à marmonner d'une voix plus
          faible, et donc inintelligible pour les autres membres de la
          famille, trop occupés par Georges.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Crotte alors, crotte, crotte, crotte, crotte, crotte,
           crotte...
                         
          Il jette un regard furtif vers sa famille assemblée autour du lit
          de Georges. Personne ne semble s'occuper de lui. Et il continue à
          marmonner, d'une voix encore plus faible, et quasiment
                         INCOMPRÉHENSIBLE :
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Marie mère de, Marie mère de, Marie mère de... merde
           alors !
                         
          Ne voulant certainement pas abuser de sa bonne étoile, il décide
          de reprendre, à voix plus intelligible, une prière à peu près
          normale.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Sur la terre comme au ciel...
                         
          Autour du lit, la famille est toujours assemblée.
                         
           MICHEL DOLLÉ (voix off)
           Notre Père, qui êtes au cieux, que Votre Nom soit
           sanctifié...
                         
          Michel a repris sa contemplation gourmande de la miche de pain.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Que Votre Volonté soit pleine de grâce.
                         
          Il s'arrête de prier, fasciné par le spectacle d'une petite souris
          qui vient de grimper sur la table. La souris se promène
          tranquillement, et vient renifler le contenu d'une cuiller.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Dis pas ça, tu vas lui faire peur.
                         
           RAYMOND DOLLÉ (voix off)
           Tout à l'heure, il parlait de clouer la planche du
           corbillard.
                         
          La famille chuchote autour du lit. Raymond dit d'une voix plus
                         AUTORITAIRE :
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Faudrait une purge.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Y a de l'huile de ricin.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben. Donnes-y une goutte.
                         
          La mère s'éloigne du lit.
                         
          Michel observe toujours la souris sur la table.
                         
          La mère revient vers le lit de Georges, portant, d'une main, un
          petit flacon ouvert, et de l'autre, une cuiller dans laquelle elle
          a versé un peu du contenu du flacon. Elle marche doucement pour ne
          pas renverser la cuiller.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Si ça fais pas de bien, ça fera pas de mal !
                         
          La mère approche la cuiller de la bouche de Georges.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Ben quoi, t'ouvres plus la bouche ?
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           Il fait les mêmes yeux que la grand-mère.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Il faut le prendre par la douceur.
                         
          Il prend la cuiller des mains de sa femme.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Raisonne-toi, Georges.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Ben... ouvre les yeux, au moins.
                         
          Le père approche la cuiller de la bouche de Georges.
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           Il ferme les yeux maintenant.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           C'est peut-être qu'il dort.
                         
          Georges, les mains croisées sur la poitrine, a les yeux fermés et
          ne bouge plus. Lorsque son père lui pose la cuiller sur les
          lèvres, il ne réagit pas.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Allez, bois ça.
                         
          Il rend la cuiller à sa femme.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ah, donne-lui, la mère.
                         
          A son tour, elle approche la cuiller de la bouche de Georges.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Il serre les dents.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           C'est peut-être qu'il est mort.
                         
          Michel relève la tête et regarde vers le lit, le visage soudain
          inquiet. Il se lève et s'approche du lit en récitant, de façon
          correcte cette fois-ci, ses prières.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Notre Père, qui êtes aux Cieux, que Votre Nom soit
           sanctifié, que Votre Règne arrive, que Votre Volonté soit
           faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui
           notre pain de chaque jour. Pardonnez-nous nos offenses,
           comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Mais ne
           nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-
           nous du mal. Ainsi soit-il.
                         
          Paulette se lève de table et s'approche du lit. Michel vient de
          recommencer, à voix plus basse, le « Notre Père ». Arrivée au pied
          du lit, Paulette regarde le défunt.
                         
                          PAULETTE
           Que le Bon Dieu les reçoive dans son Paradis.
                         
          Toute la famille regarde Georges, semblant ne pas vouloir admettre
          la réalité. Raymond se penche vers lui et lui touche la main.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Hé !... Hé !... Pour moi, il est mort.
           (A son père)
           Tâte-le voir.
                         
          Le père pose sa main sur la poitrine de Georges.
           LE PÈRE DOLLÉ
           Je crois bien qu'oui... qu'il est mort.
           (A sa femme)
           Qu'est-ce t'en dis, la mère ?
                         
          Michel se met à genoux au pied du lit et continue à réciter, à
          voix très basse, ses prières.
                         
          La mère passe le flacon dans la main qui tient la cuiller, et de
          sa main maintenant libre, touche la joue de son fils.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Pour sûr qu'il est mort.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Il est mort !
                         
          Ils ont tous deux la voix rauque de sanglots retenus. La famille
          regarde Georges avec des yeux où la peine, la stupéfaction et même
          une certaine incrédulité se mêlent. Le père enlève sa casquette et
          se mouche dedans.
                         
          Paulette s'approche de Michel.
                         
                          PAULETTE
           Il est mort, ton frère ?
                         
          Michel ne lui répond pas et continue à prier à voix basse.
          Paulette s'agenouille à côté de lui.
                         
                          PAULETTE
           Tu vas lui faire un trou ?
                         
          Michel se tourne vers elle, visiblement choqué par cette
          proposition.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'es folle ? C'est mon frère.
          Toute la famille est en larmes.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Mon pauv' Georges... Mon pauv' Georges... Te v'là qui pars
           sans rien dire.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           On pouvait pas savoir... On se méfiait pas.
                         
          Renée s'écroule par terre en pleurant. La mère, tout en pleurant,
          reverse, un peu maladroitement, le contenu de la cuiller dans le
          flacon d'huile de ricin.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Si j'y avais donné plus tôt...
                         
          Le père se rapproche de sa femme.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           On sait même pas si c'est ça qu'il lui fallait...
           LA MÈRE DOLLÉ
           Oh... Tu dis ça...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Oui, bien sûr... Je dis ça...
                         
          Fondu au noir
                         
          FERME DES DOLLÉ - HANGAR - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Le Père Dollé est en train de réparer le plancher du vieux
          corbillard. L'arrière du corbillard est surmonté de la lettre
          « D », et au milieu de chacun des quatre côtés du corbillard, une
          petite croix de bois noir est plantée sur le toit du corbillard.
          Le Père Dollé, qui, à quatre pattes, plante des clous dans le
          plancher, se redresse et se tourne vers Michel, assis sur la boîte
          à clous posée à côté du corbillard, et visiblement rêveur.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Oh !... Donne-moi un clou... un grand.
                         
          Michel semble sortir de sa rêverie éveillée, se lève et tend la
          boîte à clous à son père, qui prend le clou dont il a besoin.
          Michel pose la boîte et examine le corbillard avec plus
          d'attention. Il monte sur une roue pour atteindre le toit du
          corbillard, où il examine, avec beaucoup d'intérêt, l'un des
          petits crucifix. Il le touche rêveusement.
                         
          Le père, toujours occupé à clouer, tourne la tête vers son fils,
          dont il ne voit plus que les jambes.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Qu'est-ce que tu fabriques ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Rien.
                         
          Michel tourne la vis qui tient le crucifix en place, et constate
          qu'elle se dévisse facilement. Il secoue la croix pour la
          détacher, mais n'y arrive pas.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est pas bête... c'est pas mal... bien inventé, un
           corbillard..
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Regarde donc les croix là-haut. C'est-y la peine de les
           reclouer ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oh, non !... Elles tiennent... T'as plus besoin de moi ?
                         
          Michel saute par terre.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Donne-moi deux clous et ça ira.
                         
          Michel, qui allait partir, revient en arrière, prend la boîte à
          clous et la pose sur le plancher du corbillard, devant le nez de
          son père. Il sort en courant de la grange, pendant que son père
          continue à clouer.
                         
          FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Paulette tient sa robe relevée devant elle, car elle a mis du
          grain à l'intérieur. Elle donne les grains, un par un, aux
          poussins qui l'entourent.
                         
          Par la porte ouverte d'une grange, on voit Michel qui verse par
          terre l'eau que contenait un gros bidon à lait. Il remet le
          couvercle en place, pose le bidon et sort de la grange. Il
          s'approche de Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Pas comme ça, idiote !
                         
          Il prend une poignée de grain dans la robe de Paulette, et la
          lance à la volée sur les poussins. Puis il se penche vers Paulette
                         ET CHUCHOTE :
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu sais, j'ai des croix... Trois, que j'en ai.
                         
                          PAULETTE
           Pourquoi trois ? Il y a que mon chien et la taupe.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'as raison.
                         
          Paulette s'accroupit et continue à distribuer le grain aux
          poussins. Michel s'accroupit à côté d'elle. Elle repousse un
          poussin.
                         
                          PAULETTE
           Non ! Toi, t'en as déjà eu !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'aimes les poussins ?
          Paulette hausse les épaules et continue à distribuer son grain.
                         
          Fondu au noir
                         
          FERME DES GOUARD - CHEMIN - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          A la qualité de la lumière ambiante, on devine que le jour s'est
          levé il y a peu de temps. On entend un coq chanter.
                         
          Un soldat s'avance sur le chemin qui mène à la ferme des Gouard.
          Il porte un calot, une capote, deux musettes entrecroisées en
          travers de la poitrine, et, dans le dos, une trompette suspendue
          par un cordon. Il s'agit de Francis Gouard, le fils du Père
          Gouard.
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Toute la famille, sauf Michel et Paulette, est assemblée autour de
          la table du petit-déjeuner. Renée, la seule à ne pas être assise,
          pose les bols sur la table. La mère beurre les tartines.
          FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Francis s'approche de la ferme familiale. Il s'arrête pour
          attraper sa trompette derrière son dos. Il saute la barrière, et
          s'arrête devant la porte en se mettant au garde-à-vous. Il fait
          tournoyer sa trompette, d'un geste un peu maladroit, puis la porte
          à sa bouche. On entend un affreux « couac ». Francis recommence
          mais refait un autre « couac ».
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Toute la famille tourne la tête dans la direction de la ferme des
          Gouard... et le son de la trompette.
                         
          FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Francis refait un essai, mais il ne sort aucun son de la
          trompette, juste un bruit de soufflerie. Il crache quelque chose
          qui, visiblement, lui encombrait la bouche et remet l'embouchure
          sur ses lèvres. Cette fois-ci, il arrive à jouer, à peu près
          correctement, la sonnerie dite du « Réveil ».
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          En fond sonore, on entend Francis jouer de la trompette.
                         
          Georges repose, mains croisées, sur son lit, un crucifix sur la
          poitrine. Sur sa table de nuit, une bougie allumée et un rameau de
          buis dans une soucoupe.
                         
          Michel saute sur son lit. Il a déjà mis sa culotte et s'apprête à
          mettre ses chaussures. Il descend de son lit pour mettre sa
          deuxième chaussure.
                         
          FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Francis vient de s'arrêter de jouer et, la trompette à la main, il
          ouvre la porte d'un coup de pied. Francis crie vers l'intérieur de
          la ferme.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Debout là-dedans !
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          La famille n'a pas bougé de la table. Renée ne s'est même pas
          assise.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Qu'est-ce que c'est ?
                         
          On entend de nouveau la trompette de Francis, dont la courte
          prestation se termine sur un « couac ». Raymond et son père se
          lèvent en même temps.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben, alors !
                         
          Les deux hommes se dirigent vers la porte d'entrée.
          FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel est déjà sur le pas de la porte, en train de mettre sa
          deuxième chaussure. Le père arrive derrière lui, suivi de Raymond,
          puis de la mère, de Berthe et de Renée. Ils regardent tous en
          direction de la ferme des voisins.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Ce serait-y pas le fils Gouard ?
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Et pourquoi ? La guerre, elle est pas finie ?
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Avec des feignants comme lui, ça serait pas étonnant.
                         
          Le père tape sur l'épaule de Michel.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Vas-y voir par derrière. Tu me diras si c'est le Francis.
                         
          Michel se tourne vers Raymond.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je vais te couper de l'herbe aux lapins.
                         
          Le père décroche une serpette du mur, et la donne à Michel, qui
          ramasse un panier par terre, traverse rapidement la cour de la
          ferme puis s'engage sur la passerelle qui sépare les deux fermes.
                         
          Toute la famille, massée devant la porte de la ferme, le suit des
          yeux.
                         
          FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel longe le mur de la ferme en s'accroupissant pour ne pas
          être vu des fenêtres. Il passe devant le chien, attaché à une
          chaîne, et qui semble totalement indifférent à sa présence. Il
          s'approche de la fenêtre de la salle commune.
                         
          A travers cette fenêtre, on aperçoit Francis attablé qui raconte
          ses aventures guerrières, mais on ne l'entend pas. Il mime un
          avion en piqué, puis une explosion, puis un tir de mitrailleuse.
                         
          Michel, accroupi sur un carré d'herbe en face de la ferme, coupe
          de l'herbe, tout en essayant de voir ce qui se passe à l'intérieur
          de la ferme.
                         
          FERME DES GOUARD - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Francis est à table en train de manger, le calot sur la tête, et
          la vareuse ouverte. Sa trompette est posés à côté de lui, reposant
          sur son pavillon. Son père l'écoute, visiblement passionné, tout
          en mangeant lui aussi. Le cadette de ses soeurs, Marcelle, est
          debout derrière lui, en train de beurrer une tartine. Son autre
          soeur, Marcelle, descend du grenier par une échelle.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Y a plus de chefs... Y a plus d'Anglais... Y a plus rien..
           Alors quoi, que je me suis dit... C'est pas la peine de
           marcher comme ça jusqu'à perpette.
                         
          Marcelle lui donne la tartine beurrée, pendant que Jeanne s'active
          près de la cheminée. Marcelle prend la trompette pour l'examiner.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Touche pas à ça...
                         
          Marcelle repose la trompette.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Alors, j'ai foutu le camp... Et me v'là.
                         
          Marcelle touche les glands qui pendent du cordon de la trompette.
          Francis boit son café, pendant que son père le regarde, un peu
          surpris.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Mais les Prussiens ? Où qu'y sont, les Prussiens ?
                         
          Francis repose son bol et réfléchit un peu avant de répondre.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Probable qu'ils sont pas loin.
                         
          FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel s'approche d'une cage en osier dans laquelle il y a des
          poussins.
                         
          FERME DES GOUARD - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Le Père Gouard hoche la tête.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Dans la cavalerie, on avait des chevaux.
                         
          Jeanne sourit et s'assoit à côté de son père. Marcelle les écoute,
          penchée sur la table, la tête reposant sur sa main.
                         
                          JEANNE GOUARD
           Les chenillettes, ça va plus vite.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           En dix-huit, on foutait pas le camp. On n'avais pas besoin
           d'aller si vite
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Si tu avais eu des Messerschmidt au cul toute la journée,
           on t'aurait vu... tiens !
                         
          FERME DES GOUARD - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel prend des poussins dans la cage et les cache dans sa
          chemise, tout en regardant vers la fenêtre
                         
          La père Gouard tourne la tête vers la fenêtre et aperçoit Michel.
          Il se lève et s'approche de la fenêtre. On entend sa voix, un peu
          étouffée par le carreau.
           LE PÈRE GOUARD
           Tu veux que j't'aide ? Qu'est-ce que tu fous là ?
                         
          Michel se lève et essaie de bien cacher les poussins qu'il a
          volés.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je coupe de l'herbe
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Elle est pas à toi, mon herbe !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est papa qui me l'a dit !
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Quoi ?
                         
          Michel ramasse son panier, et part en courant, tout en tenant sa
          chemise pleine de poussins de l'autre main.
                         
          Il traverse la passerelle.
                         
          FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel arrive de l'autre côté de la passerelle, traverse la cour
          en courant, pose son panier près de la porte, et écarte ses
          parents pour se faufiler à l'intérieur de la maison.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est bien le Francis qui est là !
                         
          Le Père Dollé hoche la tête.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Et on se demande pourquoi on a perdu la guerre !
                         
          Il se retourne vers Berthe.
           LE PÈRE DOLLÉ
           Et toi... Attention que je te voie pas tourner autour de
           lui.
                         
          Berthe semble - hypocritement ! - blessée par cette accusation.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Moi ?
                         
          Elle entre dans la ferme, suivie par son frère et sa soeur. Le père
          sourit à sa femme.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           T'as vu ?
                         
          Sa femme entre la première et le père Dollé lui donne une grande
          claque sur les fesses.
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel arrive en courant par l'escalier et se précipite vers
          Paulette, qui dort toujours, enveloppée dans ses couvertures. Il
          lui tapote l'épaule en chuchotant :
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Hé !...
                         
          Paulette se réveille doucement en souriant à Michel.
                         
                          PAULETTE
           Bonjour.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ça va ?
                         
                          PAULETTE
           Oui.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu dors ?
                         
                          PAULETTE
           Non.
                         
          Il montre à Paulette le poussin qu'il tient dans ses mains.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Regarde.
                         
          Paulette prend le poussin des mains de Michel.
                         
                          PAULETTE
           Oh... il est tout chaud.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu es contente ?
                         
                          PAULETTE
           Oh, oui !... C'est pas toi qui l'a tué ? Tu me jures.
                          MICHEL DOLLÉ
           Non, c'est pas moi. Moi, j'ai voulu leur donner à boire et
           ils avaient les yeux fermés. Alors j'ai dit : c'est peut-
           être bien qu'ils dorment.
                         
                          PAULETTE
           Je leur mettrai une guirlande.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et puis aussi, il serraient les dents. Alors j'ai dit :
           c'est peut-être bien qu'ils sont morts.
                         
                          PAULETTE
           Pourquoi ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben, c'est comme ça... T'es contente ?
                         
                          PAULETTE
           Oh, oui !
                         FONDU ENCHAÎNÉ
                         
          PETIT PRÉ - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Un pré, dans lequel broutent des vaches.
                         
          Paulette cueille des fleurs. En courant de-ci, de-là, pour trouver
          ses fleurs, elle tombe sur Francis et Berthe, couchés, côte à
          côte, dans l'herbe. Berthe se relève brusquement, imité par
          Francis, qui regarde Paulette avec surprise. Paulette les regarde
          un instant, hausse les épaules, puis s'éloigne en courant.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           T'es caporal ?
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Oui, j'ai été nommé au feu.
                         
          Elle lui passe les mains autour du cou.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Qui c'est qui t'as dit que je menais les vaches ?
                         
                          FRANCIS GOUARD
           C'est le Michel... Il est malin, le Michel.
                         
          Ils se recouchent dans l'herbe. Francis l'embrasse dans le cou, et
          elle glousse un peu, puis se redresse légèrement.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Fais attention, y a la gosse.
                         
          Elle s'assoit. Francis s'assoit à son tour.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Qui c'est, cette gosse ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           C'est la Paulette, la bonne amie à Michel.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Il est malin, le Michel.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Oh, oui ! Il est malin !
                         
          On entend, dans le lointain, des bruits d'explosion. Francis et
          Berthe s'arrête de flirter pour écouter les explosions.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Cinq... Six...
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           C'est pas loin, c'est le pont.
                         
          Les explosions continuent. Francis soupire.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           J'ai pas de veine, ils me suivent !
          Michel apparaît au sommet de la colline, portant quelque chose
          grossièrement emballé dans du journal.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Alors ? Y a plus d'amour ?... Elle est là, Paulette ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Tu parles si elle est là !
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Allez ! Barrez-vous, les gosses !
                         
          Michel se dirige vers Paulette, assise dans l'herbe au pied d'un
          buisson. Paulette se relève.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu les as, les poussins ?
                         
          Paulette tâte les poussins, sous sa robe.
                         
                          PAULETTE
           Oui. Là.
                         
          Ils se mettent en marche, s'éloignant de Francis et Berthe.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Regarde ce que j'ai, moi.
                         
          Il déballe son journal et montre à Paulette les trois croix du
          corbillard. Paulette examine une des croix. Michel semble très
          fier de lui. Mais Paulette, elle, semble déçue.
                         
                          PAULETTE
           Oh !... Elles sont vilaines.
                         
          Elle rend la croix à Michel, qui la remballe, l'air déçu.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'es jamais contente.
                         
          Fondu au noir.
                         
          PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Le corbillard s'approche de l'église, où les cloches sont en train
          de sonner. Devant le corbillard, un enfant de choeur portant un
          grand crucifix de métal, et derrière lui, le curé en chasuble
          noire, flanqué de deux autres enfants de choeur. Derrière eux, le
          corbillard, tiré par un cheval, guidé par un homme à pied.
          Derrière le corbillard, la famille Dollé, leurs proches et leurs
          amis, tous en deuil. Le curé et les enfants de choeur s'arrêtent
          devant la porte l'église, mais le corbillard roule encore deux ou
          trois mètres avant de s'arrêter à son tour, de façon à ce que
          l'arrière du corbillard soit au niveau du curé.
                         
          Raymond rejoint le curé et les enfants de choeur à l'arrière du
          corbillard pour sortir le cercueil, mais son père l'arrête et se
          tourne vers le curé.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           C'est-y bien la peine de le faire entrer ?
                         
                          LE CURÉ
           Ben, voyons !
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           C'est à cause de la planche du fond. Ce que j'ai bricolé,
           vous savez, c'est pas bien solide... Alors, si on est tout
           le temps à le mettre, à le sortir, et à le remettre...
                         
                          LE CURÉ
           C'est indispensable.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Bon.
                         
          Le curé fait passer les enfants de choeur devant lui et entre dans
          l'église. Raymond relève le drap noir qui recouvre le cercueil, de
          façon à dégager les poignées... sous l'oeil inquiet de son père !
          Un autre homme vient l'aider à tirer le cercueil. Un troisième
          homme et une femme prennent les deux autres poignées du cercueil
          et ils se dirigent tous les quatre vers l'intérieur de l'église.
          Tout le monde les suit, sauf le père Dollé qui s'approche du
          corbillard vide et en inspecte le plancher.
                         
          Sur la route qui mène à la place de l'église, une cousine de la
          famille Dollé, en grand habit de deuil, pédale sur sa bicyclette,
          son voile flottant au vent. Une couronne mortuaire est accrochée
          sur le guidon de son vélo.
                         
          La cousine arrive devant l'église et descend de sa bicyclette,
          qu'elle appuie sur la mur de l'église. Elle échange deux bises
          bien sonores avec le Père Dollé.
                         
                          COUSINE DOLLÉ
           Oh !... En voilà bien une affaire.
                         
          Le Père Dollé hausse légèrement les épaules et regarde la
          couronne.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Oh... Fallait pas... fallait pas...
                         
          Elle essaie de détacher la couronne du guidon de son vélo.
                         
                          COUSINE DOLLÉ
           C'était la dernière. Alors, il y a écrit « cousine ».
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ça fait rien... ça fait rien.
                         
          Il l'aide à détacher la couronne.
                         
                          COUSINE DOLLÉ
           Si ! Ça fait... Si, ça fait...
                         
          A deux, ils finissent par détacher la couronne, mais manquent de
          flanquer le vélo par terre.
                         
                          COUSINE DOLLÉ
           Attendez...
                         
          Sur le ruban de la couronne, il est inscrit : « A notre chère
          cousine ». La cousine arrache le « e » final de « cousine ». Elle
          donne la lettre arrachée au père Dollé, qui la met dans sa poche.
          Elle a l'air satisfaite du « A notre chère cousin » !
                         
                          COUSINE DOLLÉ
           On ne dirait pas qu'il y a la guerre ici... Lui, au moins,
           il aura un enterrement de chrétien.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Avec une messe !
                         
          La cousine entre dans l'église avec sa couronne à la main.
                         
                          COUSINE DOLLÉ
           Et vous, Joseph ? Vous n'y allez pas ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tout de suite... Tout de suite...
                         
          Il revient vers le corbillard et ramasse son marteau sur le
          plancher.
                         
                         FONDU ENCHAÎNÉ
                         
          ÉGLISE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Le curé, tournant le dos aux fidèles, est en train de dire la
          messe, entouré de ses deux enfants de choeur, dont l'un agite une
          clochette.
                         
          Sur la galerie qui surplombe la nef, un homme joue de l'harmonium.
          Autour de lui, cinq femmes chantent le « Sanctus ».
                         
          Plan d'ensemble de la nef de la petite église, qui est bien
          remplie.
          Paulette est assise à côté de Michel, qui a un brassard noir sur
          le bras. Ils chantent tous les deux - ou font semblant de chanter.
                         
          La mère Dollé et sa fille Berthe sont assises côte à côte, chacune
          avec un voile noir sur le visage.
                         
          Les deux hommes, assez âgés, qui portaient le cercueil, ont l'air
          très émus. L'un d'eux écrase même une larme, puis s'essuie les
          yeux avec son mouchoir.
                         
          Plan sur deux autres hommes en deuil, puis sur Renée, qui est tout
          habillée en noir, mais sans voile. Elle a l'air tellement absorbée
          par ses pensées, qu'elle ne songe même pas à chasser une mouche
          qui s'est posée sur son nez.
                         
          Raymond, lui aussi, est au bord des larmes.
                         
          Paulette et Michel se regardent avec tendresse. Puis ils tournent
          leur regard vers le chemin de croix, dont chaque tableau est
          surmonté d'une croix. Paulette les montre du doigt.
           PAULETTE & MICHEL DOLLÉ (ensembles)
           Dix... Onze... Douze...
                         
          La mère Dollé se tourne vers eux.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Chut !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Treize... Quatorze. Seulement, celles-là, elles ne se
           dévissent pas.
                         
                          PAULETTE
           Et puis, elles sont pas belles.
                         
          Raymond, qui est assis devant eux, se retourne.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           C'est fini, oui ?
                         
          Une clochette retentit. Michel se met à genoux et baisse la tête.
          Paulette l'imite, mais sans baisser la tête. Elle lui tape sur
          l'épaule et lui montre quelque chose du doigt.
                         
                          PAULETTE
           Regarde...
                         
          Il s'agit de la petite croix qui pend au bout d'un chapelet que
          tient un fidèle devant eux.
                         
                          PAULETTE
           Ça irait bien pour une abeille.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oui, mais ça pique.
                         
                          PAULETTE
           Ça pique, mais, dans le fond, c'est pas méchant.
          PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          A travers les montants du corbillard, que le père Dollé est
          toujours en train de réparer, on aperçoit un troupeau de vaches,
          conduites par Marcelle et Jeanne Gouard. Jeanne éclate de rire et
          le père Dollé relève la tête.
                         
                          JEANNE GOUARD
           C'est le corbillard qu'est en panne... comme la chenillette
           au Francis.
                         
                          MARCELLE GOUARD
           Rigole pas.
                         
                          JEANNE GOUARD
           Pourquoi je rigolerais pas ?
                         
          Le père Dollé regarde les filles Gouard d'un air mécontent. On
          entend les cloches des vaches qui s'éloignent. Le père Dollé
          descend du corbillard et prend un peu de recul pour inspecter son
          corbillard. Et il s'aperçoit de la disparition des croix.
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben, ça alors !...
                         
          Il grimpe sur une roue pour atteindre le toit du corbillard, et
          manipule la tige qui tenait la croix en place. Il redescend et se
          met les mains sur les hanches.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben ça, c'est pas banal.
                         
          Il réfléchit un instant, puis se dirige vers la porte de l'église.
                         
          ÉGLISE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          La porte s'ouvre, et le père Dollé apparaît sur le seuil. Il
          enlève son chapeau. Il appelle, à voix haute :
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Michel !...
                         
          Michel, en grande conversation muette avec Paulette, ne semble
          même pas l'entendre.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Michel !... Arrive !...
                         
          Le curé, l'air choqué par cette intrusion intempestive, se
          retourne vers la porte.
                         
          La mère Dollé se tourne vers Michel et lui chuchote d'une vois
          néanmoins assez forte :
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Ben quoi... fais ce que dit ton père !
                         
          Michel de lève et se dirige vers la porte. Le bruit de ses
          galoches résonne sur les dalles du sol de l'église. Il trébuche
          sur une dalle mal jointe. Arrivé à la porte, il se retourne
          brièvement vers l'autel et fait une rapide génuflexion et un signe
          de croix. La porte claque derrière lui.
                         
          PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel s'avance vers son père, qui, les mains sur les hanches,
          regarde le corbillard.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Je t'avais dit de regarder si les croix tenaient bien.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben oui, elles tenaient.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Elles ont foutu le camp. Va voir sur le chemin, si on les a
           pas perdues.
                         
          Michel semble un peu embarrassé.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oh non ! On les a pas perdues. J'aurais bien vu.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Si on les a pas perdues, c'est quelqu'un qui les a
           enlevées... Qui que c'est ?... Hmm !...
                         
          Michel baisse la tête.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben, je sais pas, moi. C'est peut-être les Gouard...
                         
          On entend le son d'une clochette provenant de l'intérieur de
          l'église.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Papa, ça sonne. Faut rentrer pour baisser la tête.
                         
          Michel rentre dans l'église. Le père Dollé reste immobile à
          regarder longuement son corbillard.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben oui... c'est peut-être bien les Gouard.
                         
          Il se dirige, à son tour, vers la porte de l'église.
                         
          ÉGLISE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel entre dans l'église, en gardant la tête baissée. Derrière
          lui, son père entre à son tour et enlève son chapeau. On entend le
          son de la clochette agitée par l'enfant de choeur. Toute
          l'assemblée est agenouillée, têtes baissées, même Paulette. Michel
          va s'agenouiller près de Paulette, se penche vers elle et
                         CHUCHOTE :
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Il a vu qu'il y avait plus de croix. Alors, j'ai dit que
           c'était les Gouard.
          Paulette relève la tête et regarde la grande croix au-dessus de
          l'autel. Elle chuchote.
                         
                          PAULETTE
           Oh ! Regarde celle-là !
                         
          Michel suit le regarde de Paulette, et affiche un air inquiet.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oui, mais c'est celle du curé !
                         
                          PAULETTE
           Elle est belle !
                         
          FERME DES GOUARDS - REMISE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Remise à bois, encombrée de morceaux de bois de toutes tailles.
                         
          Le père et le fils Gouard sont en train de scier un tronc d'arbre.
          Le père s'arrête et prend, dans sa poche, une feuille de papier à
          cigarettes.
           LE PÈRE GOUARD
           J'y serais allé, moi, à l'enterrement, si j'avais su que
           leur fils était mort.
                         
          Il prend du tabac directement dans la poche de sa veste et le
          dépose sur la feuille de papier.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Avec ça, que tu le savais pas !
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Ben, ils me l'ont pas dit. C'est égal, ils ont eu du
           malheur... Avec qui ils vont rester maintenant ? Le
           Raymond, qu'est bon-à-rien.
                         
          On entend, dans le lointain, les cloches de l'église qui sonnent
          la fin de la messe de funérailles.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Il y a la Berthe. Elle est bonne travailleuse, la Berthe.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Une pute.
                         
          Francis sursaute.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Ben quoi !... Ben sois poli !
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Qu'est-ce qui te prend ? Tu la défends ?
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Oui, je la défends.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           T'aurais bien mieux fait de défendre la France, avec tes
           chevaux mécaniques.
                          FRANCIS GOUARD
           Oh, la France !... Je peux pas l'épouser, non ?
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Tu vas peut-être bien épouser la Berthe Dollé, hein ?
                         
          Il roule lentement sa cigarette.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Ben, peut-être bien, oui...
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Faut être dans la cavalerie à moteur pour être aussi
           bouché.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Oui, et bien si tous les chevaux de la cavalerie à moteur,
           ils te bottaient le train, c'est peut-être bien toi que ça
           déboucherait !
                         
          Le père Gouard hausse la voix.
           LE PÈRE GOUARD
           C'est comme ça que tu parles à ton père ?
                         
          Le père lâche sa cigarette et balance, à son fils, une beigne qui
          l'envoie valdinguer par terre. Francis se relève aussitôt.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Parfaitement !... Et pis c'est pas fini... Et pis, la
           Berthe, je l'épouserai... T'entends ?
                         
          CIMETIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Le cimetière est situé juste à côté de l'église.
                         
          Le corbillard entre dans le cimetière, précédé par l'enfant de
          choeur porteur de la grande croix, du curé et des deux autres
          enfants de choeur. Derrière le corbillard, la famille Dollé et
          leurs proches.
                         
          Délaissant le cortège, Paulette et Michel circulent dans les
          allées du cimetière. Ils observent les croix.
                         
          Les porteurs posent le cercueil à côté de la fosse destinée à
          Georges. Les cloches de l'église sonnent à la volée.
                         
          Michel et Paulette continuent à se promener dans les allées du
          cimetière.
                         
          Le cercueil a maintenant été descendu dans la fosse. Raymond et un
          autre homme récupère les cordes qui ont servi à le descendre.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben, v'là tout...
                         
          Le curé jette une poignée de terre sur le cercueil.
                         
                          LE CURÉ
           Et maintenant, mes amis, permettez-moi d'adresser quelques
           mots à une famille particulièrement éprouvée... A tous,
           petits et grands, j'adresse l'expression de ma
           douloureuse...
                         
          Michel et Paulette inspectent les croix.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Celle-là, ça irait pour une jument.
                         
                          PAULETTE
           Et là pour un pigeon.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Un chat.
                         
                          PAULETTE
           Un gros, alors !
                         
          Paulette montre du doigt la très haute croix, plantée à côté de
          l'église, près de l'entrée du cimetière.
                          PAULETTE
           Et là, pour une « girafle » !
                         
          Raymond finit de rouler la corde qui a servi à descendre le
          cercueil. Son père, en manche de chemise et une pelle à la main,
          remet la terre dans la tombe, tout en parlant au curé
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Alors, j'ai dit : forcément, c'est un coup des Gouard.
                         
                          LE CURÉ
           Vous avez des preuves ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Il nous en veut.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Il dit que je suis déserteur.
                         
                          LE CURÉ
           Pourquoi vous en veut-il ?
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Il est jaloux.
                         
                          LE CURÉ
           C'est tout de même pas une raison pour avoir volé les croix
           du corbillard.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ouais ! Quand je le réparais tout à l'heure, le corbillard,
           il y a ses garces de filles qui sont passées. Et bien,
           elles ricanaient.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Le Francis, et ben, il est plus déserteur que moi.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           J'y crèverai la paillasse, s'il continue. Parce que moi, je
           les respecte, les morts.
                         
          Plan rapproché sur la terre, pelletée par le père Dollé, qui finit
          de combler la tombe. Posée à plat sur le sol, une croix, avec une
          plaque, sur laquelle est inscrit : « Georges DOLLÉ, décédé le 15
          juin 1940 ». Du pied, Michel fait bouger légèrement la croix.
          Paulette et Michel ont l'air fasciné par cette croix.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Et eux, Monsieur le Curé, il les respectent pas.
                         
          Le père Dollé pose sa pelle, prend la croix et la plante dans le
          sol à l'arrière de la tombe. La mère accroche un petit crucifix
          blanc sur la croix.
                         
          Fondu au noir.
                         
          ÉGLISE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          La nef de l'église. Elle est vide, sauf pour Berthe, à genoux sur
          un prie-dieu, et qui égrène son chapelet.
          Derrière elle, le confessionnal, dans lequel Michel est à genoux.
                         
          Dans le confessionnal. Le curé, derrière sa grille, confesse
          Michel.
                         
                          LE CURÉ
           C'était toi, les croix du corbillard ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oui, Monsieur le Curé.
                         
                          LE CURÉ
           Mais pourquoi ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Pour faire un cadeau.
                         
                          LE CURÉ
           A qui ?
                         
          Michel hésite.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je peux pas le dire.
                         
                          LE CURÉ
           Bon. Et bien, tu me les rapporteras. Et puis tu vas me
           dire, en sortant d'ici, cinq Pater et cinq Ave. Dis ton
           acte de contrition.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Mon Dieu, j'ai un très grand regret de vous avoir offensé,
           car vous êtes infiniment bon, infiniment aimable, et que le
           péché vous déplait. Je prends la ferme résolution, par
           votre Sainte Grâce, de ne plus vous offenser et de faire
           pénitence.
          Retour dans Dans l'église. Michel sort du confessionnal, fait un
          signe de croix et se dirige, tête baissée, vers un prie-dieu sur
          lequel il s'agenouille. Berthe fait un signe de croix, se lève et
          va s'agenouiller dans le confessionnal.
                         
          Michel commence à réciter son « Notre Père ».
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Notre Père, qui êtes aux cieux, que Votre Nom soit
           sanctifié, que Votre Règne arrive, que Votre Volonté soit
           faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui
           notre pain quotidien.
                         
          Il relève la tête et regarde la grande croix de métal doré au-
          dessus de l'autel.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux
           qui nous ont offensés.
                         
          Il jette un coup d'oeil vers le confessionnal, puis regarde de
          nouveau la grande croix.
                          MICHEL DOLLÉ
           Mais ne nous laissez pas succomber à la tentation.
                         
          Il regarde de nouveau vers le confessionnal.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.
                         
          Discrètement, il enlève ses galoches et les pose à côté du prie-
          dieu. Puis, pieds nus, il se dirige vers l'autel. Au passage, il
          ramasse une chaise dans la nef. Il ouvre la petite porte qui
          permet d'accéder à l'arrière de l'autel, jette un dernier coup
          d'oeil vers le confessionnal et disparaît derrière l'autel.
                         
          Dans le confessionnal, Berthe est en train de se confesser.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Deux fois, Monsieur le Curé.
                         
                          LE CURÉ
           Ah ! Vous êtes bien toutes les mêmes !
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Mais c'est pour le bon motif.
                         
                          LE CURÉ
           Bien sûr... Bien sûr... Mais vous avez un peu mis la
           charrue avant les boeufs.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Mais puisqu'on va se marier. Seulement voilà. On n'ose pas
           leur dire... Avec les parents qu'on a !
                         
                          LE CURÉ
           Ben oui !
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ben oui... Alors on a pensé que vous pourriez peut-être...
                         
                          LE CURÉ
           Les réconcilier ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Comme vous dites...
                         
          Retour dans l'église. Michel est maintenant debout sur la chaise
          derrière l'autel. Il fait un signe de croix rapide et avance la
          main vers la croix posée sur le tabernacle.
                         
          Retour dans le confessionnal.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Mais puisqu'on va se marier...
                         
          On entend un bruit de chute provenant de l'église. Le curé
          écarquille les yeux.
                         
          Retour dans l'église. La croix tombe par terre, entraînant l'un
          des candélabres dans sa chute.
          Le curé surgit du confessionnal
                         
                          LE CURÉ
           Michel !... Je t'ai vu !
                         
          Il avance, à pas rapides, vers l'autel, où il récupère la croix
          tombée à terre et la pose sur l'autel. Il a l'air très en colère.
          Il contourne l'autel, entre par la petite porte et ressort, tenant
          d'une main une chaise cassée et de l'autre l'oreille de Michel. Il
          jette la chaise cassée dans un coin.
                         
                          LE CURÉ
           La croix du maître-autel ! T'avais même pas fini ta
           pénitence que tu recommençais encore pire !
                         
          Il gifle Michel à plusieurs reprises.
                         
                          LE CURÉ
           Prends tes souliers, et fiche-moi le camp !
                         
          Berthe est sortie du confessionnal.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Qu'est-ce qu'il a encore fait ?
                         
                          LE CURÉ
           Ça te regarde pas.
                         
          Michel ramasse ses galoches et sort de l'église en courant. Le
          curé pousse Berthe dans le confessionnal.
                         
                          LE CURÉ
           Allez, rentre ! On n'a pas fini !
                         
          Fondu au noir.
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
          La mère Dollé a un bout de journal enflammé à la main. Elle prend
          une lampe à pétrole sur la cheminée, la pose au milieu de la table
          et l'allume. Puis elle souffle sur son papier pour l'éteindre.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Alors, tu lui as parlé, au Gouard ?
                         
          Berthe est occupée à coudre et Raymond taille un morceau de bois
          avec un grand couteau. Le père Dollé est en train de rouler une
          cigarette.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Oui, je lui ai parlé.
                         
          Il tend la cigarette à Raymond.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tiens...
                         
          Tout en parlant, il craque une allumette pour allumer la cigarette
          de Raymond.
           LE PÈRE DOLLÉ
           Oui, j'y ai dit : « Alors, tu voles les croix de corbillard
           maintenant ?» Y m'a dit : « Quelles croix de
           corbillard ? » Alors j'y ai dit : « Fais pas le malin. »
                         
          La mère rit en écoutant son mari.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Alors y m'a dit : « Dollé, pour les croix de corbillard, je
           te jure sur la tombe de ma femme. »
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Ben, elle est belle à voir, la tombe de sa femme !
                         
          Le père commence à rouler une autre cigarette.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ben, laisse-moi faire. C'est ce que j'y ai dit... J'y ai
           dit : « La tombe de ta femme, t'as pas le droit d'en
           parler. C'est pas une tombe, c'est un taudis... Tu peux
           bien jurer tout ce que tu veux sur la tombe de ta femme, tu
           ferais mieux de la nettoyer. »
                         
          La mère continue à rire.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Et toc !...
                         
          La sculpture, sur laquelle Raymond est en train de travailler,
          représente, de façon assez grossière, le fuselage d'un avion.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Et d'abord, pourquoi ils sont pas venus à l'enterrement ?
           C'est une preuve, ça !
                         
          Elle s'assoit. Derrière elle, Renée essuie des assiettes avant de
          les ranger. Le père se sert un verre de vin, puis allume sa
          cigarette.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           On leur avait pas dit.
                         
          On entend Francis qui joue de la trompette.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Ils le savaient pas, peut-être ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ils le savaient peut-être, mais on leur avait pas dit.
                         
          Après plusieurs essais infructueux, Francis joue « l'extinction
          des feux ». Tous se sont arrêtés pour écouter la musique, mais
          seule Berthe semble l'apprécier : elle bouge doucement la tête en
          mesure. Francis s'arrête de jouer.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Mais, il nous fait suer... avec son clairon.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           C'est pas un clairon, c'est une trompette.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Trompette ou clairon, c'est quand même un déserteur.
                         
          Dans un coin isolé de la salle, en contrebas de deux petites
          marches, Michel et Paulette sont allongés par terre. Michel tient
          un porte-plume dans sa main, et un encrier est posé à côté de lui.
          Il lit le mot qu'il est en train d'écrire sur une petite fiche en
          carton.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Pou... ssin..
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Moi, j'ai décidé. Les Gouard, ça existe plus.
                         
          Michel a découpé d'autres morceaux de carton, sur lesquels il a
          inscrit des noms d'animaux. Il tend à Paulette la fiche qu'il
          vient de terminer.
                         
                          PAULETTE
           Il en faut deux, puisqu'il y a deux tombes.
                         
          Gros plan sur les fiches déjà remplies. On peut lire : « Jock,
          chien », « Verre de terre », « Grillon », « Tope »
                         
           BERTHE DOLLÉ (voix off)
           Qu'est que ça veut dire que les Gouard existent plus ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Parce que j'ai décidé comme ça.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ (voix off)
           Réponds pas à ton père !
                         
          Paulette regarde, sur le plancher, la progression d'un cafard.
                          PAULETTE
           Oh !... Comment ça s'appelle ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Un cafard.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Je te dis : Y a plus de Gouard. Et... et... va te
           coucher !...
                         
          Paulette essaie d'attraper le cafard.
                         
                          PAULETTE
           Ça pique ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Non, mais ça pue !
                         
          Michel lève son porte-plume au-dessus du cafard. Avec le porte-
          plume levé, plume vers le bas, il dessine des spirales autour du
          cafard, en imitant le bruit d'un avion. Il l'abat finalement sur
          le cafard, qu'il transperce.
                          MICHEL DOLLÉ
           Bahoum !...
                         
          Paulette semble très choquée par ce que vient de faire Michel.
          Elle se met à pleurnicher.
                         
                          PAULETTE
           Faut pas les tuer !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est pas moi, c'est une bombe... T'es folle ?
                         
          Paulette se cache la tête dans les bras et se met à pleurer.
                         
                          PAULETTE
           Faut pas les tuer ! Faut pas les tuer ! Faut pas les tuer !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Faut bien qu'ils soient morts pour qu'on les enterre.
                         
                          PAULETTE
           Je te parle plus.
                         
          Michel a un sourire très doux vers Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Andouille !
                         
                          PAULETTE
           Et puis d'abord, tu m'avais promis la croix du curé.
                         
          Michel ne sourit plus.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oh ben, t'es pas juste !
                         
          Michel prend, dans sa poche, une main de poupée et chatouille le
          bras de Paulette avec. Elle relève la tête.
                         
                          PAULETTE
           J'en veux pas...
                         
          Elle remet la tête dans ses bras. Puis, un court instant après,
          elle la relève.
                         
                          PAULETTE
           Qu'est-ce que c'est ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Une main de poupée.
                         
                          PAULETTE
           J'en veux pas.
                         
          Elle remet la tête dans ses bras. On entend de nouveau la
          trompette de Francis.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Si c'est pour des croix que tu fais la tête... Oh là là !
          Au son de la trompette, Raymond lève la tête.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Ce con-là ! Il nous ferait bien repérer par les avions !
                         
          Le père lève les yeux, réfléchit un instant, puis se lève et se
          dirige vers les enfants.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Allez, les gosses, au lit.
                         
          Il ouvre la fenêtre et ferme les volets.
                         
          Les enfants se lèvent. Michel ramasse son matériel. Paulette
          brosse sa robe et se dirige vers le père Dollé. Elle lui met les
          bras autour du cou et l'embrasse sur la joue.
                         
                          PAULETTE
           Bonsoir, Monsieur Dollé.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Bonsoir, mon lapin.
                         
          Elle s'approche de Raymond et l'embrasse.
                         
                          PAULETTE
           Bonsoir, Monsieur Raymond.
                         
          Il sourit et, par les cheveux, la ramène vers lui pour
          l'embrasser.
                         
          Michel met les petits cartons dans sa poche, et pose la bouteille
          d'encre sur la table.
                         
          Paulette se dirige vers la mère Dollé.
                         
                          PAULETTE
           Bonsoir, Madame Dollé.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Bonsoir, mon Jésus.
                         
          Paulette embrasse la mère Dollé.
                         
          Michel prend la lampe et commence à monter l'escalier. Il semble
          être jaloux de toutes ces effusions.
                         
                          PAULETTE
           Bonsoir, Madame Berthe.
                         
          Elle embrasse Berthe.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Bonsoir.
                         
          Elle monte l'escalier. Michel l'attend, assis sur une marche en
          haut de l'escalier, la lampe à la main.
                         
                          PAULETTE
           Qu'est-ce que tu fais ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je t'attends. T'as fini d'embrasser tout le monde ?
                         
          Elle s'assoit à côté de lui sur la marche de l'escalier.
                         
                          PAULETTE
           Tu veux que je t'embrasse ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'es pas gentille.
                         
                          PAULETTE
           Pourquoi ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ce que tu m'as dit pour la croix du curé.
                         
                          PAULETTE
           Ben, tu me l'as pas donnée.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           J'ai essayé. J'ai reçu des tartes.
                         
          Il montre sa joue du doigt.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ici, les tartes... Embrasse-moi dessus.
                         
          Paulette l'embrasse sur la joue.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Mieux que ça !
                         
          Elle l'embrasse de nouveau.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           J'ai dit au lit ! Fini de se sucer la pomme !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je viens.
                         
          Les deux enfants se lèvent et finissent de monter l'escalier.
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Paulette s'assoit sur le lit et enlève ses chaussures.
                         
                          PAULETTE
           Moi, je connais un endroit où il y en a, des croix.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Où ça ?
                         
                          PAULETTE
           Au cimetière.
                         
          Michel semble abasourdi par la réponse de Paulette.
                          MICHEL DOLLÉ
           Oh ben ! T'as pas peur !
                         
                          PAULETTE
           Pourquoi ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et si les morts, ils me tirent par les pieds ?
                         
          Paulette se cache sous sa couverture.
                         
                          PAULETTE
           Je ne veux pas.
                         
          On entend la voix furieuse du père qui appelle Michel.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Tu veux que je monte ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je descends.
                         
          Michel soulève la couverture et dit, très gentiment.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'était pour rire... Les morts, c'est pas méchant.
                         
                          PAULETTE
           Ah !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oui.
                         
          Fondu enchaîné.
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRANGE À FOIN - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Berthe et Francis sont couchés dans le foin. Francis a la tête
          posée sur le ventre de Berthe.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Dis donc... Qu'est-ce que ça veut dire, ça : « La charrue
           avant les boeufs » ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ben, c'est ce qu'on faisait maintenant.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Ah, je savais pas que ça s'appelait comme ça.
                         
          Elle se recouche dans le foin, l'air satisfait. Tout à coup, on
          entend un bruit insolite.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Chut !...
                         
          Berthe se redresse et regarde vers le haut de la grange.
                         
          En haut de la grange, une petite porte s'ouvre, laissant
          apparaître Michel et Paulette.
          Francis se cache dans le foin. Berthe le recouvre complètement,
          faisant aussi tomber pas mal de foin sur elle-même.
                         
          Michel et Paulette sont près de l'échelle, prêts à descendre en
          bas de la grange.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           On va prendre la brouette.
                         
                          PAULETTE
           Pourquoi ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Des croix ?... Plein une brouette, je te dis.
                         
          Il commence à descendre, suivi de Paulette. On entend des avions
          qui se rapprochent. Une lueur illumine la grange. Les enfants
          continuent néanmoins à descendre.
                         
                          PAULETTE
           J'ai peur.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est une fusée. Ferme les yeux.
                         
          Paulette ferme les yeux.
                         
                          PAULETTE
           J'y vois rien pour descendre si je ferme les yeux.
                         
          Berthe est à moitié cachée dans le foin. Elle reboutonne le devant
          de sa robe. Michel arrive en bas de l'échelle. Berthe semble aussi
          étonnée de voir Michel que Michel de voir Berthe.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Qu'est-ce que vous faites là ?
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben... et toi ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ça te regarde ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je peux prendre la brouette ?
                         
          Michel passe devant sa soeur, et, en se penchant pour prendre la
          brouette, il aperçoit les pieds de Francis qui dépassent du foin.
          Il en attrape un, qui se rétracte aussitôt dans le foin.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ah bon !...
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Quoi... Bon ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Rien.
          Michel prend la brouette et se dirige vers la porte de la grange,
          suivi de Paulette, qui se tourne, un court instant, vers Berthe.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           En voilà une heure pour une brouette
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           On va aux escargots !
                         
          Fondu au noir.
                         
          CHEMIN CIMETIÈRE - EXTÉRIEUR NUIT
                         
          On entend encore des avions, et la scène est régulièrement
          éclairée par des lueurs venant du ciel.
                         
          Michel avance le plus vite qu'il peut en poussant la brouette
          lourdement chargée. Paulette trottine à ses côtés. Dans la
          brouette, il y a plein de croix, avec, sur le dessus, la croix de
          Georges Dollé, ainsi que la petite croix blanche que la mère Dollé
          avait fixé dessus. Paulette semble inquiète.
                         
                          PAULETTE
           T'as pas peur ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Non. Et toi ?
                         
                          PAULETTE
           Non. Tu veux que je te chante ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Si tu veux.
                         
          Le ciel est constellé de lumières provenant des fusées envoyées
          par les avions. Paulette chante en tenant le bras de Michel. Elle
          est visiblement effrayée, mais, ne voulant pas montrer sa peur,
          elle chante avec d'autant plus d'ardeur.
                          PAULETTE
           Compère Guilleri, te laisseras-tu mourir ? On lui banda la
           jambe, et le bras lui remit, Carabi ! Les dames de
           l'hôpital sont arrivées au bruit, Carabi, toto Carabo.
           Compère Guilleri, te laisseras-tu mourir ?
                         
          Les bruits de bombes se rapprochent. Paulette lâche le bras de
          Michel et s'accroupit par terre.
                         
                          PAULETTE
           Faut se coucher par terre.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Penses-tu ? Ils peuvent pas nous voir ! Allez, vite !
                         
          Il accélère le pas.
                         
                          PAULETTE
           On a perdu une croix.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ça fait rien, on en avait de trop !
                         
          Les enfants se mettent à courir, sous la lumière blafarde des
          fusées éclairantes.
                         
          Fondu au noir.
                         
          FERME DES GOUARD - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Le père Gouard verse de l'eau chaude d'une casserole dans un bol,
          puis il se dirige vers un meuble près de la fenêtre. Il pose le
          bol sur le meuble, trempe son blaireau dans l'eau et le frotte sur
          un pain de savon à barbe. Il se rapproche de la fenêtre, et va
          pour appliquer la mousse sur sa joue, lorsqu'il est interpelé par
          les aboiements du chien. Il regarde par la fenêtre.
                         
          FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Renée, tout habillée de noir, sort de la ferme en attachant un
          ruban dans les cheveux de Paulette. Puis Raymond sort, suivi de sa
          mère. Ils sont, tous deux, aussi, habillés de noir. La mère porte
          un bouquet de fleur et une binette. Raymond ramasse, au passage,
          un arrosoir et un râteau.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Il les aimait bien, les marguerites.
                         
          Berthe sort à son tour, elle aussi en grand deuil et les bras
          chargés de fleurs. Puis vient Michel et enfin, le père, en costume
          noir, qui sort le dernier et ferme la porte à clef. Il tient une
          petite binette à la main.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           On va lui faire un beau petit jardin, sur sa tombe.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           C'est le premier dimanche qu'on va à la messe sans lui.
          Le père envoie valdinguer le chapeau que Raymond porte sur la
          tête. Il s'agit du chapeau que Raymond avait récupéré après
          l'exode. Raymond rattrape le chapeau au vol.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Enlève ça. Allez, en route !
                         
          Ils font quelques pas, puis Michel s'arrête brusquement, et dit,
          d'une voix très décidée.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je veux pas y aller, moi, au cimetière !
                         
          Son père lui donne une gifle.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Prends toujours ça !
                         
          Berthe lui colle dans les main un pot de fleurs, fait d'une boîte
          de conserve.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Et ça !
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Et filez !
                         
          Michel se met en marche à contre-coeur. Paulette lui court après et
          lui donne le bras. Ils traversent la cour de la ferme.
                         
          FERME DES GOUARD - CUISINE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Le père Gouard a suivi toute la scène précédente de sa fenêtre. Il
          se retourne.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Jeanne !
                         
           JEANNE GOUARD (voix off)
           Quoi ?
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Va couper des fleurs.
                         
           JEANNE GOUARD (voix off)
           Pourquoi ?
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Fais ce que je te dis : va couper des fleurs ! Et
           grouille !
                         
          Il revient vers son miroir pour étaler la mousse sur son visage.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Ils sont pas les seuls à avoir un défunt.
                         
          CHEMIN CIMETIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          On entend la cloche de l'église qui appelle les fidèles à la
          messe.
          Gros plan sur une petite croix d'ivoire posée sur le chemin. Il
          s'agit de la petite croix que la mère Dollé avait accrochée sur la
          grande croix de la tombe de son fils, et aussi de la croix qui
          était tombée de la brouette des enfants.
                         
          La famille Dollé s'approche de la croix. Le père la regarde, très
          surpris.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Bon Dieu ! Mais c'est la croix de Georges !
                         
          Il la ramasse pour l'examiner, mais la mère la lui prend des main.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Bien sûr que c'est elle ! Y a encore le prix derrière.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ça, c'est pas banal !
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Elle est pas venue ici toute seule !
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ça, c'est signé !
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Quoi, signé ?
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Ça, c'est une preuve !
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Une preuve de quoi ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Elle a raison : c'est une preuve !
                         
          Le père Dollé se remet en marche en accélérant le pas, suivi par
          toute sa famille.
                         
          Michel suit un peu en retrait avec Paulette. Il baisse la tête.
          D'un seul coup, il s'arrête net.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           J'y vais pas.
                         
          Il se retourne, prêt à rebrousser chemin, lorsqu'il aperçoit la
          famille Gouard, qui arrive à grands pas derrière lui. Michel prend
          la main de Paulette et se remet rapidement en marche.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Vite, v'là les Gouard !
                         
          Les Gouards marchent, eux aussi, très vite. Le père Gouard porte
          une binette sur l'épaule, Jeanne un arrosoir et des fleurs,
          Marcelle un pot de fleurs. Francis, en bretelles, porte son veston
          sur le bras.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Un taudis, qu'il a dit !
                         
                          JEANNE GOUARD
           Elle sera plus belle que la leur.
                         
          CIMETIÈRE - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Les Dollé traversent le cimetière à grandes enjambées vers la
          tombe de Georges. La croix n'est plus là.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Oh !... Y a plus de croix !
                         
          Michel pose le pot de fleurs par terre. Paulette s'accroupit et
          met sa main dans le trou marquant l'emplacement de la croix
          manquante.
                         
                          PAULETTE
           Y a un trou ! Elle y est plus !
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Nom de Dieu !... Regarde !...
          Il bondit vers une tombe sur laquelle est plantée une croix de
          bois avec l'inscription : « Ici repose Amélie GOUARD - 1898-
          1938 ». Il pose son chapeau sur une croix voisine, puis il saisit
          la croix à deux mains, et la casse en deux au ras du sol. La
          partie supérieure tombe à terre. Tourné vers sa famille, il ne
          voit pas les Gouard arriver derrière lui. Il ramasse la croix,
          déplante la partie encore en terre, puis, sur son genou, il se met
          en devoir de casser la croix en plusieurs morceaux. La croix se
          brise et la plaque métallique, qui l'ornait, vole en l'air.
          Derrière lui, la famille Gouard est restée pétrifiée, seul le père
          Gouard vient vers lui.
                         
          La mère Dollé, qui, elle, voit le père Gouard juste derrière son
          mari maintenant, tente de lui faire des signes muets pour
          l'avertir.
                         
          D'un coup de pied, le père Dollé envoie la croix voler dans les
          airs.
                         
          Berthe, ses fleurs à la main, part en courant vers l'église. Sa
          mère essaie toujours, par des signes muets, de prévenir son mari
          de la présence du père Gouard dans son dos.
                         
          Le père Dollé se retourne et voit enfin son voisin, le chapeau à
          la main. Il ramasse le sien et le remet sur sa tête, le père
          Gouard en fait autant. Ce dernier donne une violente bourrade au
          père Dollé, qui manque perdre l'équilibre et perd son chapeau. Le
          père Dollé donne une violent bourrade à son voisin, qui perd son
          chapeau. Le père Gouard revient vers le père Dollé, le prend par
          le col, et le fait reculer lentement.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Salaud !... Vampire !... Salaud !...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Landru !...
          Sous la poussée du père Gouard, le père Dollé recule de plus en
          plus vite.
                         
          La famille Gouard est toujours pétrifiée à l'entrée du cimetière.
          Francis mord le bord de son chapeau.
                         
          Le père Gouard continue à pousser son adversaire devant lui. Ils
          finissent par tomber, tous les deux, dans une fosse fraîchement
          creusée. Les deux familles accourent, et s'alignent, chacune d'un
          côté de la fosse.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Ah !... vous avez bonne mine, tous les deux !
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Tu t'es-t'y fait mal ?
                         
                          JEANNE GOUARD
           Et toi, le père ?
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Et ben, répondez, quoi !
          On entend les coups et les grognements des deux combattants.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Oui !... Tiens !...
                         
           LE PÈRE GOUARD (voix off)
           Houlà ! La vache !
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Joseph ! Méfie-toi, il est mauvais !
                         
                          JEANNE GOUARD
           Le lâche pas !
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Allez, c'est pas un endroit pour se battre !
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Je voudrais bien savoir où tu t'es battu, toi, déserteur !
                         
                          FRANCIS GOUARD
           Oh, mais... déserteur, toi même !
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Je suis pas déserteur, je suis réformé... Moi, j'ai
           l'albumine.
                         
                          FRANCIS GOUARD
           L'albumine !...
                         
          Francis, d'un coup de main, fait voler le chapeau de Raymond.
                         
          Berthe, tenant toujours ses fleurs à la main, arrive en courant,
          suivie du curé, qui porte encore son aube et son étole.
                         
          Les deux familles se retournent vers le curé.
          Au fond du trou, les deux hommes continuent à se battre.
                         
          Les familles s'écartent légèrement pour laisser passer le curé,
          qui se penche, l'air très mécontent.
                         
                          LE CURÉ
           C'est fini, non ?
                         
          Les bruits de bagarre continuent. Comme le curé est penché, le bas
          de son étole est au niveau des yeux de Paulette accroupie. Elle
          semble fascinée par les deux belles croix brodées qui ornent
          l'étole, qu'elle touche délicatement.
                         
                          LE CURÉ
           Des pères de famille ! Vous n'avez pas honte ?
                         
          Dans le trou, les deux hommes se tiennent toujours par le col.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Monsieur le Curé, il m'a cassé la croix d'Amélie !
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Monsieur le Curé, il m'a volé les deux croix de Georges !
                         
           LE PÈRE GOUARD
           C'est pas vrai : je vole pas les morts, moi !
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Si c'est pas toi, qui c'est, alors, ?
                         
                          LE CURÉ
           Vous n'avez pas honte !... Non, Dollé, c'est pas lui. Je le
           connais, celui qui s'amuse à voler les croix.
                         
          Derrière le curé, Michel s'éloigne le plus discrètement possible.
          Paulette le regarde partir en hochant la main, avec un air de
          « Ben dis donc, qu'est-ce que vas prendre ! »
                         
                          LE CURÉ
           Il a déjà essayé de voler la croix du maître-autel !
                         
          Michel se sauve en courant à travers les tombes
                         
           LE CURÉ (voix off)
           Michel !... Michel !... Viens ici !
                         
          Michel court de plus en plus vite.
                         
          Les têtes des deux combattants, soudain calmés, émergent du haut
          de la fosse. Ils sont échevelés et ils ont le col en bataille.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Michel !... Michel !...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (hurlant)
           Michel !...
                         
          Michel sort du cimetière en courant. Les membres des deux
          familles, accompagnés du curé, se lancent à sa poursuite. Sauf les
          deux pères, coincés dans la fosse, et Paulette, qui regarde toute
          cette agitation avec une certaine indifférence.
                         
                          VOIX DIVERSES
           Michel !... Michel !... Michel !... Viens ici !...
           Michel !...
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Michel !... Viens ici !... Qu'est-ce que tu as fais ?...
           Regarde ce que tu nous fais, hein !...
                         
          Le père Gouard fait la courte échelle à son voisin, qui sort de la
          fosse et rejoint, en courant, les poursuivants de Michel.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Ben !... Et moi !...
                         
          Il essaie désespérément de sortir de la fosse.
                         
           LE PÈRE GOUARD
           Bande de fumiers !
                         
          Paulette continue à regarder, sans bouger, les gens qui sortent en
          courant du cimetière.
                         
                         FONDU ENCHAÎNÉ
                         
          MOULIN - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Les croix du cimetière sont plantées dans le sol de terre battue
          du vieux moulin. Certaines croix sont décorées de fleurs. Sur
          chaque croix, soit fixées sur croix, soit posées au pied de la
          croix, l'une des « étiquettes » rédigées par Michel et portant le
          nom du « défunt » : « Jock, chien », « Tope », « Poussin »,
          « Verre de terre », « Papillon », « Rouge-gorge », etc. Michel,
          assis par terre, face à « son cimetière », contemple son oeuvre
          avec un certain orgueil. Il s'essuie les mains avec des feuilles,
          prend une pomme et mord dedans.
                         
          Fondu au noir
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
                         
          La mère Dollé est en train de se déshabiller. Elle jette son jupon
          sur le lit de Georges, sur lequel il n'y a plus ni drap, ni
          couverture, et se retrouve en combinaison. Assis à table, et
          éclairés par une lampe à pétrole, le père en train d'écrire et
          Renée est en train de lire.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           S'il est pas rentré, c'est qu'il a peur de toi.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Il a pas tort.
                         
          La mère Dollé s'est assise sur son lit et enlève ses bas.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Fais-y pas de mal.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Je ne peux pas lui en faire du mal, je ne sais pas où il
           est !
                         
          Le père se cure les dents avec un morceau d'allumette, puis
          crachote un coup.
                         
          Raymond, déjà couché, joue avec l'avion qu'il s'est fabriqué. Il
          finit de clouer l'hélice.
                         
          Renée tourne une page de son livre, et, très absorbée par sa
          lecture, ne se rend plus compte de ce qu'il se passe autour
          d'elle. Elle se bouche même les oreilles pour être certaine de
          bien s'isoler de sa famille.
                         
          Le père se verse un verre de vin, et le regarde pensivement avant
          de le boire.
                         
          Raymond souffle sur l'hélice de son avion, mais celle-ci ne bouge
          pas.
                         
          Le père boit la moitié de son verre.
          Raymond fait tourner l'hélice avec le morceau de métal qui lui a
          servi à la clouer.
                         
          Le père fait naviguer un peu le vin dans sa bouche avant de
          l'avaler. Il hoche la tête, conscient de la faiblesse
          intellectuelle de son fils. Il finit son verre de vin, se lève un
          peu brusquement, et immédiatement porte les mains sur ses reins.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ouh !...
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           T'as toujours mal ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Mais, Bon Dieu... mais qu'est-ce qu'il a bien pu foutre de
           quatorze croix ? Je comprends pas.
                         
          La mère se glisse dans son lit. Le père Dollé s'approche de Renée.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Allez, toi, va te coucher.
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           Oh, laisse-moi finir.
                         
          Le père Dollé regarde le livre, qui n'est pas en très bon état, et
          dont les pages ont tendance à se détacher.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Qu'est-ce que c'est ?
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           Je sais pas, mais c'est beau !... Ah !...
                         
          Elle râle parce que le père, en lui rendant le livre, l'a quelque
          peu malmené. Le père remet sa casquette sur sa tête. Il prend la
          lampe-tempête pour sortir.
           LA MÈRE DOLLÉ
           Quatorze ?... Quatorze ?...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Quatorze. J'ai refait le compte avec le curé... Et encore,
           je dis même pas celle du Georges.
                         
          Il pose la lampe sur la table et compte sur ses doigts.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tiens... Il y a les Galuchet, un... les Brillon, deux... la
           veuve Contrat, trois...
                         
          Raymond imite son père et compte aussi sur ses doigts.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Celle des Gouard.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Oui, celle des...
          Il se tourne vers Raymond.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ta gueule !
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Qu'est-ce ça va nous coûter ?
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Oh, c'est pas compliqué... Celle de Georges faisait deux
           cent cinquante francs... Deux cent cinquante multiplié par
           quatorze...
                         
          Derrière la fenêtre, on distingue le visage de Michel qui regarde
          à l'intérieur de la ferme.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Je pose quatorze et je retiens...
                         
          Dans son lit, Raymond essaie de calculer mentalement, mais n'y
          arrive visiblement pas.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           T'as jamais su... Attends seulement que je le retrouve.
                         
          FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR NUIT
                         
          Michel, derrière la fenêtre, regarde ce qui se passe dans la
          ferme, et voit son père se diriger vers la porte. Entendant la
          porte s'ouvrir, Michel s'éloigne en courant. Le père sort de la
          ferme et regarde autour de lui. Mais il ne voit rien et n'entend
          que le chant des grenouilles.
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRANGE À FOIN - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Michel entre précipitamment dans la grange, et grimpe rapidement à
          l'échelle. Arrivé en haut de l'échelle, il ouvre la petite porte
          qui communique avec le grenier.
          FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Par la grange, Michel entre dans la « chambre de Paulette ». Il
          chuchote.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Paulette !... Paulette !...
                         
          Michel s'aperçoit que le lit est vide. Il tend l'oreille, et
          entendant des voix, il descend quelques marches de l'escalier.
                         
          A travers les barreaux verticaux qui longe l'escalier, il aperçoit
          Renée toujours assise à table en train de lire. Il entend aussi la
          voix de Berthe venant de juste en-dessous de l'escalier. Il tourne
          la tête, puis se rapproche des barreaux.
                         
           BERTHE DOLLÉ (voix off)
           Pourquoi tu veux pas ?... Tu vas me le dire... Hein ?...
                         
          A travers les barreaux, Michel voit Berthe qui embrasse Paulette
          et l'assoit sur un lit.
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Michel se colle le visage entre les barreaux pour mieux suivre ce
          qui se passe.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Et puisque tu le sais, dis-le moi.
                         
          Paulette regarde Berthe en pleurnichant.
                         
                          PAULETTE
           Non ! Je le sais pas.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Mais si, tu le sais, ton nez remue.
                         
          Paulette se prend le nez entre les doigts.
                         
                          PAULETTE
           Pourquoi ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Quand il remue, c'est qu'on a menti.
                         
          Paulette semble un peu inquiète.
                         
                          PAULETTE
           Ah ?...
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Tu te rends compte de ce qu'il a fait, Michel ? Voler la
           croix de son frère !... Tu crois que c'est beau, ça ?
                         
          Berthe s'agenouille au pied du lit. Paulette se met à pleurer,
          tout en continuant à se tripoter le nez.
                         
                          PAULETTE
           Non.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Je te demande pas de pleurer, je te demande où elles
           sont... Mais à quoi ça vous sert, des croix ? C'est pas des
           jouets !
                         
                          PAULETTE
           Non, c'est pas des jouets...
                         
          Berthe lui pousse la main avec laquelle elle tient son nez.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Écoute... Tiens pas ton nez... Monsieur Dollé, il te tapera
           dessus jusqu'à ce que tu aies le derrière tout noir. Alors,
           t'as qu'à me le dire à moi... J'irai les chercher et
           personne ne vous dira rien... C'est pas mieux comme ça ?
                         
          A travers les barreaux, Michel mime le mot « Non ».
                         
                          PAULETTE
           Oui.
                          BERTHE DOLLÉ
           Tu vois... Où elles sont ?
                         
                          PAULETTE
           Je ne sais pas.
                         
          Le ton de Berthe se durcit.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ben alors, pourquoi vous êtes venus prendre la brouette
           dans la grange ?... Je vais lui dire, moi, à Monsieur
           Dollé.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu lui diras quoi, à Monsieur Dollé ?
                         
          Berthe et Paulette lève la tête vers le haut de l'escalier.
          Paulette sourit, mais Berthe semble un peu surprise.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Ah ! Te voilà, toi !
                         
          Elle se lève.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et moi aussi je vais lui dire.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Tu lui diras quoi ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Avec qui que t'étais dans la grange.
                         
          Berthe semble un peu mal à son aise, tout à coup.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Menteur.
                          MICHEL DOLLÉ
           Menteuse.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Je l'appelle ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Vas-y !
                         
          Le père Dollé rentre dans la pièce et tire le verrou de la porte.
          Berthe se tourne vers Michel, et prend un ton doucereux pour
                         DIRE :
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Fais pas le malin.
                         
          Michel grimpe rapidement en haut de l'escalier.
                         
          Le père Dollé pose sa lampe sur une petite table.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (à Renée)
           J'ai dit : « Au lit ! »
                         
          Renée se lève précipitamment de la table, son livre à la main. Son
          père la pousse vers son lit. A la lumière de la bougie posée près
          du lit, Renée continue à lire, tout en se déshabillant. Le père se
          tourne vers Berthe qui tient Paulette dans ses bras.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           J'ai tout bouclé. Si jamais il vient taper cette nuit, mine
           de rien, tu le fais rentrer et tu m'appelles... Compris ?
                         
          On voit furtivement Michel qui observe la scène entre deux
          barreaux de l'escalier. Berthe, qui se sait observée et écoutée,
          prend un ton faussement enjoué pour répondre
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Oui, papa.
                         
          Le père Dollé regarde Paulette dans les bras de Berthe.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Elle n'a rien dit ?
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Non.
                         
          Berthe pose Paulette par terre. Celle-ci ne quitte pas le père
          Dollé des yeux. Berthe embrasse Paulette.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Bonsoir, mon Jésus.
                         
          Berthe pousse Paulette à s'éloigner d'elle. Le père s'approche de
          la bougie qui éclaire le livre de Renée, et la souffle.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           La lumière, c'est pas fait pour lire.
          La scène est tout à coup plongée dans l'obscurité complète.
                         
                          RENÉE DOLLÉ
           J'y vois rien à me déshabiller.
                         
          Le père Dollé ricane.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Oh, pour ce que t'as à montrer.
                         
          Paulette commence à monter deux marches de l'escalier et s'arrête
          pour regarder Raymond, allongé dans son lit au pied de l'escalier.
                         
                          PAULETTE
           Bonsoir, Monsieur Raymond.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Je te dirai bonsoir quand vous aurez rendu les croix.
                         
          Paulette regarde un instant autour d'elle, puis, comprenant
          qu'elle n'est plus aussi aimée qu'auparavant, elle reprend sa
          marche dans l'escalier.
          FERME DES DOLLÉ - GRENIER - INTÉRIEUR NUIT
                         
          Michel attend Paulette, qui gravit les dernières marches.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tu viens... On y va.
                         
                          PAULETTE
           Où ça ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Au cimetière.
                         
                          PAULETTE
           Oh non ! Pas maintenant, il fait noir.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et puis d'abord, il a tout bouclé. On ira demain.
                         
                          PAULETTE
           Il est beau ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ah !... S'il est beau ! Y a toutes les croix... et les
           étiquettes.
                         
                          PAULETTE
           Raconte-moi.
                         
          Michel entraîne Paulette loin de l'escalier, de peur qu'on les
          entende.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           J'ai mis des cailloux. Y a toutes les bêtes... et puis des
           fleurs... Y a des assiettes cassées... des escargots.
                         
          Paulette rit. On entend du bruit venant d'en bas. Michel se
          précipite vers la petite porte qui mène à la grange. Mais avant de
          sortir, il lui chuchote :
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je vais me coucher dans la grange.
                         
          Michel referme la porte. Paulette semble très heureuse et elle se
          jette toute habillée sur son lit. Elle se glisse sous la
          couverture sans même enlever ses chaussures.
                         
          Fondu au noir
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRANGE À FOIN - INTÉRIEUR JOUR
                         
          On entend le chant du coq. Michel dort dans le foin, enveloppé
          dans un sac à blé. Paulette s'approche de lui et lui chatouille
          l'oreille avec une paille. Il se réveille et se frotte les yeux.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tiens, tu es là ?
                         
          Il se lève, et s'assoit dans le foin à côté de Paulette.
                          PAULETTE
           Bonjour.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Bonjour... Allez... on y va.
                         
                          PAULETTE
           Où ça ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Ben, voir le cimetière.
                         
                          PAULETTE
           J'ai faim.
                         
          Michel sort une pomme de sa poche et la tend à Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tiens.
                         
          Paulette prend la pomme et la sent. Puis elle la remet dans la
          main de Michel.
                         
                          PAULETTE
           J'aime pas les pommes.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           J'ai pas autre chose.
                         
                          PAULETTE
           Je veux du café au lait.
                         
          Michel se lève, l'air un peu agacé.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oh, ben, t'es pas commode !
          FERME DES DOLLÉ ET DES GOUARDS - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          On voit les deux fermes voisines, et, au loin, une voiture qui
          s'approche et finit pas s'arrêter.
                         
          Dans la cour des Gouard, Francis regarde la voiture et semble très
          inquiet. Il entre rapidement chez lui.
                         
          Près du ruisseau, Raymond est en train de puiser de l'eau. Lui
          aussi voit la voiture s'arrêter, et il semble un peu intrigué.
                         
          Sur le chemin qui mène aux deux fermes, deux gendarmes marchent
          vers les bâtiments.
                         
          Raymond, son broc à la main court vers la ferme.
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Le père, debout près de la table, est en train d'essuyer un verre.
          La mère essuie autre chose derrière lui. Berthe est assise à
          table, et Renée est debout derrière elle
          La porte vers l'extérieur est grande ouverte, et Raymond entre en
                         RIGOLANT :
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           Ça y est, les Gouard ont porté plainte !
                         
          Le père se tourne vers lui.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ça te fait rigoler, toi ? Et les croix, hein ?... C'est toi
           qui les paieras ?
                         
          Il donne une gifle à Raymond, puis sort sur le pas de la porte. La
          mère et Renée le rejoignent. Le père se tourne vers sa femme.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Et ce cochon qui est même pas rentré !
                         
          Berthe est maintenant debout près de la table.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Il est pas loin.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tu pouvais pas le dire.
                         
                          BERTHE DOLLÉ
           Tu me l'as pas demandé.
                         
          Le père se met à crier :
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Michel !... Michel !...
                         
          Il s'éloigne dans la cour.
                         
          FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
          Les deux gendarmes traversent la passerelle et s'approchent de la
          ferme Dollé.
                         
          FERME DES DOLLÉ - SALLE COMMUNE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          La mère Dollé rentre dans la pièce, suivie de Renée.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Michel !...
                         
          La mère arrange sa coiffure. Elle semble très nerveuse.
                         
          FERME DES DOLLÉ - GRANGE À FOIN - INTÉRIEUR JOUR
                         
           LE PÈRE DOLLÉ (voix off)
           Michel !...
                         
          Michel regarde par la lucarne et revient vers Paulette.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Merde, v'là les gendarmes !
                          PAULETTE
           Qu'est-ce qu'ils vont nous faire ?
                         
          Paulette prend un sac a blé, et se le met sur le dos en
          frissonnant.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je sais pas... Y a qu'à rien leur dire... Tu jures ?
                         
                          PAULETTE
           Oui.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Non. Dis : « Je jure » !
                         
                          PAULETTE
           Je jure.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Bon, moi aussi, je dis « Je jure ». Croix en bois, croix en
           fer, celui qui ment, y va en Enfer.
                         
          Il tend la main et crache par terre, puis se retourne vers la
          lucarne.
                         
          Le père Dollé ouvre la porte de la grange.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Michel !...
                         
          Il se dirige vers son fils.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Saligaud, t'as gagné, v'là les gendarmes.
                         
          Il grimpe sur le tas de foin, sur lequel Michel et Paulette sont
          serrés l'un contre l'autre, près de la lucarne.
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tu vas dire où elles sont, ces croix ?
                         
          Il trébuche sur un manche de fourche caché dans le foin et s'étale
          dans le foin. Il se relève, jette la fourche loin de lui et se
          dirige vers Michel.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tu le diras, hein ?
                         
          Il essaie d'attraper Michel, qui lui échappe. Paulette se met à
          pleurer.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tête de cochon, tu vas le dire où elles sont, ces croix,
           hein ?
                         
          Il réussit à attraper Michel et le secoue.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Hein ?...
                          MICHEL DOLLÉ
           Non, je le dirai pas.
                         
          Le père jette son fils dans le foin.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Alors, tu finiras en prison !
                         
          Michel se relève.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oui, j'aime mieux !
                         
          Alors que Michel essaie de se sauver, le père l'attrape par un
          pied et le fait trébucher. Il le secoue dans tous les sens et lui
          donne des baffes.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Quatorze croix ! Mais, Bon Dieu de Bon Dieu, mais qu'est-ce
           que t'avais à foutre de quatorze croix, hein ?
                         
          Il le soulève comme s'il s'agissait d'une plume et le jette par
          terre.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Oh !... Quatorze croix !... Quatorze milles coups de pied
           au cul, oui ! Hein ?...
                         
          Michel commence à grimper à l'échelle, et son père lui donne un
          grand coup de pied dans le derrière. Puis il l'attrape par une
          jambe et le jette par terre, où il le frappe.
                         
          Paulette se caresse la joue, comme elle le fait chaque fois
          qu'elle est perturbée.
                         
           MICHEL DOLLÉ (voix off)
           Aïe !... Aïe !... Aïe !...
          On entend les bruits de la raclée que prend Michel. Paulette
          pleure doucement, tout en se frottant la joue.
                         
           MICHEL DOLLÉ (voix off)
           Aïe !... Aïe !... Aïe !... Aïe !...
                         
          Paulette suit la punition des yeux et se met à pleurnicher.
                         
                          PAULETTE
           Michel !... Michel !... Michel !...
                         
          La porte s'ouvre et la mère apparaît. Elle semble apaisée, et même
          joyeuse.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Joseph !... Joseph !... Hé, laisse-le !
                         
          Michel saute du haut du la grange, pendant que son père descend
          plus prudemment par l'échelle.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tu vois bien que je suis occupé.
          Comme sa mère est devant la porte, Michel ne peut pas se sauver
          comme il l'escomptait et son père le rattrape.
                         
          La mère s'approche de son mari.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Hé, laisse-le. C'est pas pour ça qu'ils sont venus.
                         
          La mère détache Michel des mains de son père.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           C'est pour Paulette.
                         
          Elle se dirige pour Paulette, toujours pleurnichant contre le mur
          avec son sac sur les épaules.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Paulette ?
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Mais oui, ils viennent la chercher.
                         
          Elle prend Paulette pour l'emmener avec elle. Paulette résiste.
                         
                          PAULETTE
           Je veux pas !... Je veux pas !... Je veux pas y aller !...
                         
          La mère emmène Paulette avec elle.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Allez, viens, toi !
                         
          Paulette continue à pleurnicher et à pleurer, pendant que la mère
          l'entraîne vers la porte de la grange.
                         
                          PAULETTE
           Je veux pas y aller ! Je veux pas y aller ! Je veux pas y
           aller !
                         
          Michel réalise, tout à coup, ce qui se passe.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Je veux pas qu'on l'emmène.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           On te demande rien.
                         
          Il repousse son fils
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Mais ils vont pas lui faire du mal. C'est pour l'amener à
           l'orphelinat avec les petites filles.
                         
                          PAULETTE
           Je veux pas y aller.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Elle ira pas à l'orphelinat.
           LA MÈRE DOLLÉ
           On ne peut tout de même pas la garder.
                         
          Le père, toujours en colère contre son fils, le foudroie du
          regard.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Parce que c'est toi qui commandes, oui ?
                         
          Il se tourne vers Paulette et sa voix se fait plus douce.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Faut pas avoir peur, va... Ils sont gentils.
                         
          Alors que son père, sa mère et Paulette sont à la porte de la
          grange, Michel se rapproche d'eux, et dit, d'une voix plus calme :
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et si je te dis où elles sont, tu la gardes ?
                         
          Son père et sa mère s'arrêtent et se tournent vers lui.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ça n'a rien à voir.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et ben, tu le sauras jamais. T'entends ? Jamais.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Je m'occuperai de toi après.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           C'est pas comme ça que tu les auras !
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Et comment alors ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Y a qu'à la garder... Si elle reste, on rendra les croix,
           et puis on demandera pardon à tout le monde. Et puis elle
           ira au catéchisme, et puis à l'école, et elle aidera à la
           maison.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Et puis, à la fin, vous vous marierez !
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Alors dis-le où elles sont.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'as pas promis.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Bon... Ben... Ça va, dis-le... Alors, dis-le où elles sont.
                         
                          PAULETTE
           Dis-le, Michel.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Elles sont au moulin.
           LE PÈRE DOLLÉ
           Au moulin ?
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Mais pourquoi au moulin ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'as qu'à venir avec moi.
                         
          Michel ouvre la porte pour sortir, mais il bute dans son frère
          Raymond, qui entre suivi des deux gendarmes, qui saluent le père
          Dollé. Le père leur rend un vague salut. Michel recule. Un des
          gendarmes se penche vers Paulette.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Ben... la voilà, ce pauvre petit chou.
                         
                          UN GENDARME
           Bonjour, ma petite fille.
                         
                          PAULETTE
           Non !
                         
                          UN GENDARME
           Comment t'appelles-tu ?
                         
                          PAULETTE
           Non !
                         
                          UN GENDARME
           Comment elle s'appelle ?
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Nous, on l'appelle Paulette, tout simplement.
                         
                          UN GENDARME
           Ah !...
                          (A PAULETTE)
           Ton papa et ta maman, ils ont été tués par les
           bombardements ?
                         
                          PAULETTE
           Non !
                         
                          UN GENDARME
           Ben, alors, quoi ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           C'est elle qui nous l'a dit.
                         
          La mère se penche vers Paulette.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Comment non ? Mais rappelle-toi bien, mon poulet.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ayez pas peur, ça va lui revenir.
                         
                          UN GENDARME
           Elle a peut-être été commotionnée.
                         
          Le gendarme essaie de prendre Paulette par le menton. Dans un
          premier temps, elle tend le menton, puis elle se recule.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Comme vous dites, oui.
                         
                          UN GENDARME
           On n'a même pas son nom.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           A moi, elle va le dire.
                         
          Elle se penche vers Paulette.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Tu t'appelles Paulette comment ?... Hein ?... Paulette
           comment ?...
                         
                          PAULETTE
           Dollé.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Dollé !... Ben, elle dit qu'elle s'appelle Dollé
           maintenant !
                         
                          PAULETTE
           Je veux m'appeler comme Michel.
                         
                          RAYMOND DOLLÉ
           C'est bien ça, les gosses.
                         
                          UN GENDARME
           Ça manque d'éléments.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Mais vous allez la prendre quand même ?
                          UN GENDARME
           On la passera à la Croix-Rouge.
                         
          Le père Dollé se penche vers Paulette.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ah, tu vois, tu vas faire une belle promenade avec ces
           messieurs.
                         
           LA MÈRE DOLLÉ
           Et en automobile encore...
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Ah !...
                         
          Un gendarme sort un livret de sa poche et le pose sur un tonneau.
          Michel semble ne pas vouloir croire ce qu'il voit.
                         
                          UN GENDARME
           Allez... vous signez là, Monsieur Dollé.
          Il tend son crayon au père Dollé. Ce dernier, machinalement, le
          mouille avec sa bouche avant d'écrire. Au moment où son père va
          signer, Michel explose.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           T'as pas le droit, t'as promis.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           D'abord, j'ai pas promis... Et puis d'abord, ta gueule !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Menteur !
                         
                          UN GENDARME
           C'est comme ça que tu parles à ton père ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oui, il m'avait dit qu'on la garderait si je lui disais
           où... où sont les croix.
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Tu vas te taire ?
                         
          Michel lève machinalement le bras, comme pour éviter la baffe
          qu'il sent imminente.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Et ben, tu les auras pas, tes croix !
                         
          Michel sort en courant de la grange. Le gendarme le regarde
          partir, un peu intrigué.
                         
                          UN GENDARME
           Quelles croix ?
                         
           LE PÈRE DOLLÉ
           Des croix ?... Pfff !...
          Il hausse les épaules et signe.
                         
          FERME DES DOLLÉ - COUR - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel saute une barrière à l'extrémité de la cour, et part en
          courant à travers champs.
                         
          MOULIN - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel entre en courant dans le moulin.
                         
          MOULIN - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Michel commence à arracher les croix, qu'il jette dans un coin
          près de la fenêtre, qui donne sur la rivière.
                         
          Installé sur sa poutre, près de son nid, le hibou le regarde, un
          peu indifférent.
                         
          Michel continue à arracher les croix et à les empiler près de la
          fenêtre. Arrivé à la tombe du chien de Paulette, il décroche une
          croix plus belle que les autres, attachée sur la croix
          rudimentaire que Michel avait fabriqué avec un bout de bois et du
          fil de fer. Cette croix ouvragée a été réalisée avec du fil de fer
          torsadé sur lequel des petites perles ont été enfilées. Puis il
          décroche aussi, très délicatement, le bracelet cassé de Paulette,
          qui, lui aussi, orne la croix rudimentaire. Il le regarde un
          instant, puis le met dans sa poche. Il s'approche de la la
          fenêtre, qui est en fait un grand trou dans la maçonnerie du
          bâtiment, la véritable fenêtre ayant disparu depuis longtemps. Il
          prend toutes les croix empilées et les jette dans la rivière, où
          elle s'éloignent, emportées pas le courant. Puis, tenant toujours
          la croix ouvragée dans sa main, il court vers l'échelle qui monte
          vers la charpente du moulin. Il grimpe à toute vitesse.
                         
          Arrivée dans la charpente, il s'arrête, car il vient d'entendre le
          bruit d'un moteur de voiture. Il a les larmes aux yeux. Par la
          fenêtre, on aperçoit le nuage de poussière laissée par ce que l'on
          devine être la voiture des gendarmes qui emmènent Paulette. Il
          regarde, une dernière fois, la croix ouvragée, et la jette
          rageusement dans la rivière avec les autres. Il ne lui reste plus
          que le bracelet.
                         
          Il s'approche du hibou, et lui montre le bracelet.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Tiens, garde-le cent ans.
                         
          Le hibou cligne des yeux. Puis Michel suspend le bracelet sur une
          cheville qui dépasse d'une poutre, au-dessus de la tête du hibou,
          qui regarde, un peu intrigué, cet objet brillant. Michel le
          caresse et le hibou ferme les yeux.
                         
          HALL DE LA CROIX-ROUGE - INTÉRIEUR JOUR
                         
          Une femme assez âgée fait boire un petit chat dans un bol. La
          femme se retourne pour prendre un autre bol que lui tend une
          religieuse (qui porte l'uniforme d'époque des soeurs de Saint-
          Vincent de Paul). La femme boit dans un bol et le chat dans
          l'autre.
          Autour de la vieille femme, on aperçoit la foule des réfugiés,
          ainsi que les bénévoles civils ou religieux. Le décor, avec les
          piliers qui supportent des croisées d'ogive, nous indique que nous
          sommes dans un établissement religieux, église ou cloître.
                         
          Une religieuse marche à travers la foule, une étiquette à la main,
          et un dossier sous l'autre bras. Elle cherche visiblement
          quelqu'un. Elle finit par s'approcher de Paulette, assise sur un
          banc. La petite fille a l'air totalement absente. La religieuse
          lui accroche l'étiquette autour du cou, à l'aide d'un cordon.
                         
                          LA RELIGIEUSE
           Voilà ! Il faudra bien la garder.
                         
          Paulette ne regarde même pas la religieuse. Elle a le regard
          absent, fixé dans le vide. La religieuse sort de sa poche une
          petite barre de chocolat, qu'elle donne à Paulette, qui la prend
          machinalement, mais ne cherche même pas à la manger.
                         
                          LA RELIGIEUSE
           Tiens.
          Arrive une femme très distinguée, tailleur élégant et collier de
          perles. C'est visiblement une femme du monde, qui oeuvre en tant
          que bénévole pour la Croix-Rouge.
                         
           DAME BÉNÉVOLE CROIX-ROUGE
           Ah ! Elle a fini par vous dire son nom, ma soeur ?
                         
          Gros plan sur l'étiquette pendue autour du cou de Paulette. Il y
                         EST INSCRIT :
                         
                          CROIX-ROUGE FRANÇAISE
           CONVOIS DE MALADES
           OU D'ENFANTS ISOLÉS
           Date : 20 juin - N° d'ordre : 2608
           Centre départ : Mérimont ?? (mot illisible)
                          NOM : DOLLÉ
           Prénom : Paulette - Age : 5 ans
           Destination : Clermont Ferrand
                         
                         
                          LA RELIGIEUSE
           Et puis tu verras, ma petite...
                         
          La religieuse lit le nom écrit sur l'étiquette.
                         
                          LA RELIGIEUSE
           ...Paulette... tu verras comme tu seras bien... Tu seras
           avec tout plein de petites filles comme toi, qui ont eu
           beaucoup de malheur, mais, toutes ensembles, vous serez
           quand même bien contentes...
                         
          Paulette, le regard toujours fixé dans le vide, ne semble pas
          écouter la religieuse qui lui parle, ne cherchant même pas à
          comprendre ce qu'elle lui dit.
                         
          La religieuse ramasse son dossier et se relève pour partir
          s'occuper d'autres réfugiés.
                          LA RELIGIEUSE
           Surtout, ne bouge pas... Sois sage...
                         
          La religieuse s'éloigne. Paulette regarde, d'un air absent, les
          gens qui l'entourent. Tout à coup, on entend une voix de femme,
          plus forte que le brouhaha ambiant.
                         
           UNE FEMME (voix off)
           Michel !... Michel !...
                         
          Paulette tourne la tête vers la voix.
                         
          Au milieu de la foule, on voit une femme, qui était assise, se
          lever et appeler :
                         
                          UNE FEMME
           Michel !...
                         
          Paulette se lève, tenant toujours sa barre de chocolat à la main.
          Elle dit, d'une voix de plus en plus sanglotante :
                          PAULETTE
           Michel !... Michel !... Michel !... Michel !... Michel !...
           Michel !...
                         
          Elle se faufile au milieu des réfugiés et se dirige vers l'endroit
          d'où provenait la voix.
                         
                          PAULETTE
           Michel !... Michel !...
                         
          Elle finit par retrouver la femme, en train de serrer dans ses
          bras le « Michel » qu'elle cherchait.
                         
          Paulette murmure alors :
                         
                          PAULETTE
           Maman !... Maman !...
                         
          Elle part en courant à travers le hall de la Croix-Rouge, tenant
          toujours sa barre de chocolat à la main, et se faufilant au milieu
          de la foule des réfugiés, vers une destination inconnue, tout en
                         CRIANT :
                         
                          PAULETTE
           Michel !... Michel !... Michel !...
                         
          Le mot « FIN » apparaît en lettre blanches sur la foule des
          réfugiés, filmée en plongée.
                         
          Fondu au noir et musique du film.
                         
                         NOTE
          Ceci marque la fin de la version la plus courante du film. La
          scène qui suit, comme l'était déjà la première scène du film, a
          été coupée dans de nombreuses copies projetées de nos jours. Cette
          scène se déroule d'ailleurs dans le même décor, et avec les mêmes
          personnages que dans la première scène, dont elle est, en fait, la
          suite. Dans cette version « originale », Le mot « FIN » ne
          s'inscrit pas sur l'écran, et on passe directement à la scène
          suivante.
                         
          ILOT BOISÉ - EXTÉRIEUR JOUR
                         
          Le petit garçon, qui ressemble à Michel, referme le livre, pendant
          que la petite fille, qui ressemble à Paulette, pleure à chaudes
          larmes. Les deux enfants sont toujours assis sur le même tronc
          d'arbre que pendant la première scène du film. Michel essaie de
          rouvrir le livre, mais Paulette l'en empêche.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Faut pas pleurer comme ça, c'est une histoire, c'est pas
           vrai.
                         
                          PAULETTE
           Mais les histoires aussi c'est vrai !
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Mais c'est pas fini, attends que je te lise la fin...
                         
          Michel rouvre le livre à la dernière page, qu'il cache pour que
          Paulette ne voit pas qu'il s'agit, en fait, d'une page blanche. Il
          improvise donc le texte qu'il fait semblant de lire, tout en
          suivant une ligne imaginaire avec son doigt.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Paulette a retrouvé Michel, ils se sont sauvés tous les
           deux, il se sont cachés et on ne les a pas retrouvés.
                         
          Il ferme prestement le livre et constate, avec satisfaction, que
          Paulette ne pleure plus. Elle s'essuie les yeux.
                         
                          PAULETTE
           Et si on leur disait de venir avec nous... ici, dans notre
           île.
                         
          Michel balaie du regard le paysage qui l'entoure.
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oui... Elle est assez grande pour quatre : elle a mille
           kilomètres.
                         
                          PAULETTE
           Et puis on les aimera, tu veux bien ?
                         
                          MICHEL DOLLÉ
           Oui, je veux bien. Je vais leur écrire.
                         
                          PAULETTE
           Dis leur le chemin pour venir. Ils n'ont qu'à suivre la
           mère canard et les canetons. Dis-leur qu'ici, personne
           pourra leur faire de mal... Dis-leur qu'on les attend...
           Dis-leur qu'ils viennent...
                         
          Michel sourit à Paulette, se penche sur elle, l'embrasse sur la
          joue et lui caresse les cheveux. Puis il se lève. Paulette ramasse
          son panier, et se lève à son tour, aidée par Michel, qui la tient
          par la main.
          La caméra s'éloigne des enfants, découvrant la rivière, sur
          laquelle nage une famille de canards. Paulette prend du pain dans
          son panier et le jette aux canards. Puis elle se tourne vers
          Michel.
                         
          Les deux enfants marchent sur le tronc d'arbre, se dirigeant vers
          la rive, Michel tenant Paulette par la main, et la guidant pour
          lui éviter de tomber. Une fois arrivés sur la rive, ils
          s'éloignent en courant.
                         
          Le mot « FIN » s'inscrit sur la rivière et le tronc d'arbre
          couché.
                         
          Fondu au noir et musique du film.
                         
                         NOTE
          Ceci marque la fin de la version « originale » du film.
                          


Jeux Interdits



Writers :   Jean Aurenche  Pierre Bost  François Boyer  René Clément
Genres :   Drama  War


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